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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Autoren: Mathias Enard
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générale.
    Michelangelo se sent anxieux.
    Il a envie d'avoir de nouveau près de lui dans la pénombre la voix aimée. Il sent que Mesihi le regarde avec une inquiétude étrange. Des sentiments contradictoires l'agitent.
    Cette fois-ci, il s'est bien gardé de toucher au vin lourd que ses compatriotes engloutissent à grandes lampées bruyantes.  

 
     
     
     
     
     
    Souvent on souhaite la répétition des choses ; on désire revivre un moment échappé, revenir sur un geste manqué ou une parole non prononcée ; on s'efforce de retrouver les sons restés dans la gorge, la caresse que l'on n'a pas osé donner, le serrement de poitrine disparu à jamais.  
    Allongé sur le côté dans le noir, Michel-Ange est troublé de sa propre froideur, comme si la beauté l'éludait toujours. Il n'y a rien de palpable, rien d'atteignable dans le corps, il disparaît entre les mains comme la neige ou le sable ; jamais on ne retrouve l'unité, jamais on n'atteint la flamme ; séparés, les deux tas de glaise ne se rejoindront plus, ils erreront dans le noir, guidés par l'illusion d'une étoile.
    Il aime pourtant cette peau contre son épaule, le frisson lisse des cheveux étrangers dans son cou, leur parfum d'épices ; la magie n'opère plus. Le plaisir le laisse de marbre.
    Il voudrait qu'on l'ouvre, qu'on libère la passion en lui.
    Il s'envolerait et brûlerait alors tel le phénix.  

 
     
     
     
     
     
    Tu sens que la fin approche, que c'est la dernière nuit. Tu auras eu la possibilité de tendre la main vers moi, je me serai offerte en vain. C'est ainsi. Ce n'est pas moi que tu désires. Je ne suis que le reflet de ton ami poète, celui qui se sacrifie pour ton bonheur. Je n'existe pas. Tu le découvres peut-être maintenant ; tu en souffriras plus tard, sans doute ; tu oublieras ; tu auras beau couvrir les murs de nos visages, nos traits s'effaceront peu à peu. Les ponts sont de belles choses, pourvu qu'ils durent ; tout est périssable. Tu es capable de tendre une passerelle de pierre, mais tu ne sais pas te laisser aller aux bras qui t'attendent.
    Le temps résoudra tout cela, qui sait. Le destin, la patience, la volonté. Il ne restera rien de ton passage ici. Des traces, des indices, un bâtiment. Comme mon pays disparu, là-bas, de l'autre côté de la mer. Il ne vit plus que dans les histoires et ceux qui les portent. Il leur faudra parler longtemps de batailles perdues, de rois oubliés, d'animaux disparus. De ce qui fut, de ce qui aurait pu être, pour que cela soit de nouveau. Cette frontière que tu traces en te retournant, comme une ligne avec un bâton dans le sable, on l'effacera un jour ; un jour toi-même te laisseras aller au présent, même si c'est dans la mort.
    Un jour tu reviendras.  

 
     
     
     
     
     
    Michel-Ange a observé longuement la jeune femme endormie près de lui. C'est une ombre dorée ; la bougie qui vacille éclaire sa cheville, sa cuisse, sa main refermée comme pour retenir le sommeil ou quelque chose d'inaccessible ; sa peau est sombre, Michel-Ange passe doucement le doigt sur son bras, remonte jusqu'au creux de l'épaule.
    Il ne sait rien d'elle ; il s'est laissé charmer par cette voix épuisée, puis il l'a regardée s'assoupir, alors que le feu de la Saint-Jean mourait en découvrant les étoiles innombrables de la nuit de juin.
    Trois mots espagnols tournent dans sa tête comme une mélodie.
     
    Reyes, batallas, elefantes.  
    Battaglie, re, elefanti.  
     
    Il les consignera dans son cahier, comme un enfant garde férocement son trésor de cailloux précieux.  

 
     
     
     
     
     
    Mesihi a raccompagné Arslan à la porte du caravansérail. Ivres, les Florentins sont allés se coucher ; seuls les serviteurs de Maringhi tournent encore dans la cour et font disparaître les dernières traces du banquet.
    Mesihi regarde le feu s'éteindre petit à petit, la tristesse le recouvrir de ses cendres.
    Il pressent qu'il va perdre Michel-Ange à jamais.  
    L'obséquieux Arslan est un étrange espion, à la fois agent de Venise et homme du sultan ; il navigue entre l'un et l'autre, proposant ses services troubles des deux côtés de la mer.
    Ici aussi il y a des conspirations et des jeux de palais ; des jaloux, des intrigants prêts à tout pour discréditer Ali Pacha aux yeux de Bayazid, pour empêcher la construction de ce pont impie, œuvre d'un infidèle, pour entraîner la disgrâce du ministre par un scandale.
    Michel-Ange ne soupçonne rien de tout
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