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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Autoren: Mathias Enard
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cela.  
    Mesihi sait qu'Arslan est un rouage de ces manigances ; il ne peut rien contre lui, d'autant moins que, en échange du prix d'un fief en Bosnie, Arslan vient de lui révéler la teneur du complot. Mesihi a offert tout ce qu'il possède pour cette information.
    Maintenant il se sent seul et accablé ; il sait ce qu'il a à faire.  
    Il va devoir éloigner celui qu'il aime pour le protéger.
    L'arracher à la mortelle Andalouse.
    Organiser sa fuite, cacher son départ et lui dire adieu.  

 
     
     
     
     
     
    Je vais devoir te tuer. Tu l'ignores. Tu ne pourrais y croire. Je ne suis pas endormie ; j'attends que tu t'assoupisses, ensuite je prendrai la dague noire sur ta table et te la passerai à travers le corps. Le dépit n'y est pour rien. C'est ainsi. Je n'ai pas le choix. On a toujours le choix. Je pourrais renoncer maintenant ; renoncer à l'argent, affronter les menaces ; si je ne te tue pas on me retrouvera noyée de l'autre côté du Bosphore, ou étranglée dans ma chambre par un cordon de soie. On peut se prendre à rêver. J'aurais pu imaginer une fuite dans la nuit, avec toi ou avec un autre ; j'ai repoussé ce moment autant que j'ai pu.
    Je ne sais pas si je vais réussir.  
    Il va falloir que je rassemble toute la haine que je peux avoir contre tes semblables, et je n'en ai pas. Ou pas beaucoup. je vais devoir convoquer les forces du passé, imaginer venger mon père, venger mon pays perdu, venger les miens, dispersés, essaimés sur les rives de la mer.
    je sais que tu n'as rien à voir dans tout cela.
    Des forces nous tirent, nous manipulent dans le noir ; nous résistons. J'ai résisté. Peut-être la dernière barrière sera-t-elle la peur, le souvenir de ta main qui me caresse doucement comme si elle découvrait le tronc d'un arbre inconnu.
    Tu ne me désires pas et pourtant tu es tendre.
    Je n'y arriverai pas. Je n'ai pas la douleur passionnée du vizir qui trahit son amant ; je n'ai pas la colère jalouse du sultan qui le tue.
    J'ai tenu une arme une seule fois, une horrible fois et j'en ai tremblé une année entière.
    Même les soldats ont besoin des hurlements et du fracas de la bataille pour trouver du courage.
    Je pourrais t'expliquer pourquoi on m'a confié cette tâche, par quel hasard ; te parler de tes nombreux ennemis, de moi, de ma vie, cela ne changerait rien. Ces puissants que tu crains ont décidé de ton sort et du mien. Si tu m'avais insufflé la folie de l'amour, si j'avais su te séduire, peut-être alors aurions-nous pu nous sauver tous les deux.
    J'ai cherché à t'aimer pour ne pas avoir à te tuer.  
    Tu t'es endormi.  
    Il faut en finir.  
    Heureusement dans la pénombre je devinerai à peine ton visage ; ce sera plus simple ; cette lame est si parfaite qu'elle tranchera ta gorge sans un effort, t'empêchant de crier ; tu sentiras un écoulement chaud contre ta poitrine, tu étoufferas sans comprendre et tes forces te quitteront.
    Judith l'a accompli jadis, pour sauver son peuple. Je n'ai pas de peuple à sauver, pas de vieille femme qui tienne un sac dans lequel dérober ta tête ; je suis seule et j'ai peur.
    Cette lame pèse bien plus lourd qu'un cimeterre de janissaire ; elle a le poids de nos deux vies réunies.
    Je vais rester jusqu'à la fin des temps le poignard à la main, debout dans la nuit, sans oser ni partir ni te frapper.  

 
     
     
     
     
     
    Michel-Ange est réveillé par un cri, une lutte dans le noir ; il a peur, il roule à bas du lit, sans comprendre ; un appel à l'aide, des chocs confus sur le plancher ; il voit qu'on apporte de la lumière, il entend qu'on l'appelle.
    Il se lève avec difficulté.  
    Il y a un corps de femme ensanglanté sur le sol. Mesihi est debout, l'œil hagard, sauvage et pâle à la fois.
    Il brandit encore la dague noire d'Aldobrandini, qui vient de pénétrer avec tant de facilité la chair de la chanteuse.
    Michelangelo reste interdit quelques secondes. Il ne peut détourner son regard du corps dénudé allongé sur le plancher : une flaque noire s'agrandit sous la poitrine ; le visage, de côté, à demi recouvert par les cheveux en désordre, est d'une pâleur de lune ; il semble agité d'un dernier mouvement, qui n'en n'est pas un, un tressaillement, tout au plus.
    Sur le pas de la porte, les serviteurs avec leurs bougeoirs sont stupéfaits, surpris à la fois par la beauté de la nudité de la jeune femme et la violence de la scène.
    Le sculpteur se penche vers celle dont il découvre les
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