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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant
Autoren: Umberto Eco
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d’un éventail de ridules, empreintes laissées par un moineau sur le sable. Les narines un peu dilatées, l’une légèrement plus charnue que l’autre. La bouche gercée, couleur améthyste, deux rides en arc aux commissures, la lèvre supérieure un peu proéminente, retroussée et montrant deux pauvres petites dents qui n’étaient plus d’ivoire. La peau du visage doulcement tombante, deux plis lâches sous le menton dégradant le dessin du col…
    Et pourtant, ce fruit flétri, lui, ne l’aurait pas échangé contre tous les anges du ciel. Il l’aimait, même ainsi, et qu’elle fut différente il ne pouvait le savoir quand il l’avait aimée en la voulant telle qu’elle était, derrière le rideau de son voile noir, un soir d’un lointain passé.
    Il s’était laissé égarer durant ces jours de naufrage, il l’avait désirée harmonieuse comme le système des sphères ; or, on lui avait pourtant dit (et il ne s’était pas enhardi à la confesser, celle-là encore, au père Caspar) que sans doute les planètes n’accomplissent pas leur voyage le long de la ligne parfaite d’un cercle, mais en faisant un tour strabique autour du soleil.
    Si la beauté est claire, l’amour est mystérieux : il découvrait qu’il aimait non pas le printemps, mais chacune des saisons de l’aimée, tellement plus désirable dans son déclin automnal. Il l’avait toujours aimée pour ce qu’elle était et aurait pu être, et seulement dans ce sens aimer était faire don de soi, sans attente d’échange.
    Il s’était laissé étourdir par son grondant exil marin, cherchant toujours un autre soi-même : très mauvais en Ferrante, excellent en Lilia, dont il voulait se glorifier de la gloire. En revanche, aimer Lilia signifiait la vouloir telle que lui-même était, livrés tous deux au travail incessant du temps. Jusqu’alors il avait usé de sa beauté pour fomenter les souillures de son esprit. Il l’avait fait parler en lui mettant dans la bouche les mots qu’il désirait entendre, et dont il était pourtant insatisfait. Maintenant il l’eût voulue près de lui, énamouré qu’il était de sa souffrante beauté, de sa voluptueuse émaciation, de sa grâce blême, de sa vénusté affaiblie, de ses maigres nudités, pour les caresser, empressé, et écouter sa parole, sa parole à elle, pas celle qu’il lui avait prêtée.
    Il devait l’avoir en se dépossédant de soi.
    Mais il était tard pour rendre un juste hommage à son idole malade.
    De l’autre côté de l’île, coulait dans les veines de Lilia, liquéfiée, la Mort.

39.
    Itinéraire Extatique Céleste
    Était-ce la bonne façon de terminer un Roman ? Les Romans non seulement aiguillonnent la haine afin de nous faire enfin jouir de la défaite de ceux que nous haïssons, mais ils invitent pareillement à la compassion pour ensuite nous emmener découvrir ceux que nous aimons hors de danger. Des romans qui finiraient aussi mal, Roberto n’en avait jamais lu.

    À moins que le Roman ne fût pas encore fini, et que restât en réserve un Héros secret, capable d’un geste imaginable au seul Pays des Romans.
    Par amour, Roberto décida d’accomplir ce geste, en entrant lui-même dans son récit.

    Si j’étais déjà arrivé sur l’Île, se disait-il, je la pourrais maintenant sauver. Ma paresse seule m’a retenu ici. Or sommes l’un et l’autre ancrés dans la mer, à soupirer après une même terre.
    Et pourtant tout n’est pas perdu. Je la vois expirer en ce moment même, mais si en ce moment même j’atteignais l’Île, j’y serais un jour avant qu’elle n’y arrive, prêt à l’attendre et à la sauver.
    Peu importe que je la reçoive de la mer quand elle est déjà sur le point d’exhaler son dernier soupir. En effet, on sait que lorsque le corps en arrive à cette situation, une forte émotion peut lui redonner sève nouvelle, et il s’est vu des mourants qui, en apprenant que la cause de leur infortune avait été écartée, sont redevenus florissants.
    Et quelle incomparable émotion, pour cette mourante, que de retrouver en vie la personne aimée ! En fait, je ne devrais pas même lui révéler que je suis différent de celui qu’elle aimait, car c’était à moi et non pas à l’autre qu’elle s’était donnée ; je prendrais simplement la place qui m’était dévolue dès le début. Et ce n’est pas tout : mais sans qu’elle s’en rende compte Lilia sentirait un amour autre dans mon regard, pur de
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