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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant
Autoren: Umberto Eco
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s’il n’avait jamais réussi à quitter le vaisseau, ce n’était pas beaucoup, surtout à présent qu’à la solitude s’ajouterait la conscience de l’avoir perdue, elle, à jamais. À l’inverse, qu’est-ce qu’il gagnait s’il surmontait l’épreuve ? Tout, la joie de la revoir et de la sauver, en tout cas de mourir sur elle morte, en couvrant son corps d’un suaire de baisers.
    C’est vrai, le pari n’était pas égal. Il y avait plus de possibilités de périr dans la tentative que d’atteindre la terre. Mais dans ce cas-là aussi le risque était avantageux : comme si on lui avait dit qu’il tenait mille possibilités de perdre une misérable somme contre une seule de gagner un immense trésor. Qui n’aurait accepté ?

    Enfin il avait été traversé par une autre idée, qui lui réduisait dans une large mesure les hasards de cette partie, mieux, qui le voyait gagnant dans les deux cas. Que l’on admît donc que le courant l’avait entraîné dans la direction opposée. Eh bien, une fois passé l’autre promontoire (il le savait pour en avoir fait la preuve avec la planche) le courant le conduirait le long du méridien…
    S’il s’était laissé aller à fleur d’eau, les yeux au ciel, il n’aurait jamais plus vu bouger le soleil : il aurait flotté sur cette orée qui séparait l’aujourd’hui du jour d’avant, en dehors du temps, dans un éternel midi. Le temps s’arrêtant pour lui, il se serait arrêté sur l’Île aussi, retardant à l’infini sa mort à elle, parce que maintenant tout ce qui arrivait à Lilia dépendait de sa volonté de narrateur. En suspens lui, en suspens l’histoire sur l’Île.
    Chiasme des plus pointus, avant tout. Elle se serait trouvée dans la même position où il avait été lui pendant un temps désormais incalculable, à deux brasses de l’Île, et lui en se perdant dans l’océan lui aurait fait don de ce qui avait été son espoir, il l’aurait tenue suspendue à l’orée d’un interminable désir, tous deux sans futur et donc sans mort à venir.
    Puis il s’était attardé à se représenter ce que serait son voyage, et, pour la fusion d’univers qu’il avait désormais ratifiée, il le sentait comme si c’était aussi le voyage de Lilia. C’était l’extraordinaire histoire de Roberto qui garantirait à elle aussi une immortalité que sinon la trame des longitudes ne lui aurait pas accordée.
    Il se dirigerait vers le nord à une vitesse douce et uniforme : à sa droite et à sa gauche se suivraient les jours et les nuits, les saisons, les éclipses et les marées, de toutes nouvelles étoiles traverseraient les ciels, apportant pestilences et soulèvement d’empires, monarques et souverains pontifes blanchiraient et disparaîtraient dans des bouffées de poussière, tous les tourbillons de l’univers accompliraient leurs venteuses révolutions, d’autres étoiles se formeraient sur l’holocauste des anciennes… Autour de lui la mer se déchaînerait et puis deviendrait d’huile, les alizés feraient leurs girandoles, et pour lui rien ne changerait dans ce calme sillon.
    S’arrêterait-il un jour ? D’après ce qu’il se rappelait des cartes, nulle autre terre, qui ne fût l’île de Salomon, ne pouvait s’étendre sur cette longitude, du moins tant qu’elle ne s’unirait pas, au Pôle, à toutes les autres. Mais s’il fallait à un navire, avec le vent en poupe et une forêt de voiles, des mois et des mois et des mois pour accomplir un parcours égal à celui qu’il entreprendrait, quelle durée aurait-il, lui ? Peut-être des années, avant de parvenir au lieu où il ne savait pas ce qu’il en serait du jour et de la nuit, et du passage des siècles.
    Mais entre-temps il reposerait dans un si fin amour qu’il n’aurait cure de perdre lèvres, mains, pupilles. Son corps se viderait de toute lymphe, sang, bile ou pituite, l’eau entrerait par chacun de ses pores, en pénétrant dans les oreilles elle lui enduirait le cerveau d’efflorescences salines, remplacerait l’humeur vitreuse des yeux, envahirait ses narines, dissolvant toute trace de l’élément terrestre. Dans le même temps, les rayons solaires l’alimenteraient de particules ignées, et celles-ci aminciraient le liquide en une seule rosée d’air et de feu qui, par force de sympathie, serait rappelée vers le haut. Et lui, désormais léger et volatil, s’élèverait pour s’agréger d’abord avec les esprits de l’air, ensuite
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