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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant
Autoren: Umberto Eco
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toute luxure, tremblant de dévotion.

    Possible, se demanderait n’importe qui, que Roberto n’eût pas réfléchi au fait que ce sursaut lui était octroyé seulement à la condition qu’il aurait vraiment touché l’Île en l’espace de ce jour, au plus tard dans les premières heures du matin suivant, chose que ses expériences toutes récentes ne rendaient pas probable ? Possible qu’il ne se rendît point compte qu’il projetait d’aborder réellement sur l’Île pour trouver celle qui y parvenait par la seule vertu de son récit ?
    Mais Roberto, nous l’avons déjà vu, après avoir commencé à songer à un Pays des Romans en tout point étranger à son propre monde, était enfin arrivé à faire confluer les deux univers l’un dans l’autre sans peine, et il en avait confondu les lois. Il pensait pouvoir arriver sur l’Île parce qu’il se l’imaginait, et imaginer son arrivée à elle au moment où lui y était déjà parvenu, car ainsi il le voulait. D’ailleurs, cette liberté de vouloir des événements et de les voir réalisés, qui rend si imprévisibles les Romans, Roberto la transférait à son propre monde : enfin il arriverait sur l’Île pour la simple raison que – à n’y point arriver – il n’aurait plus su quoi se raconter.
    Autour de cette idée, que quiconque ne nous aurait pas suivi jusqu’ici jugerait folastrie ou frénésie comme on veut (ou voulait alors), il se concentrait maintenant de façon mathématique, sans se cacher aucune des éventualités que raison et prudence lui suggéraient.

    Tel un général qui dispose, la nuit précédant la bataille, les mouvements que ses troupes accompliront au cours du jour à venir, et non seulement se représente les difficultés qui pourraient surgir, les accidents qui pourraient déranger son plan, mais va jusqu’à se mettre dans l’esprit du général adverse, afin d’en prévoir manœuvres et contre-manœuvres, et disposer du futur en agissant en conséquence de ce que l’autre pourrait disposer en conséquence de ces conséquences, ainsi Roberto pesait les moyens et les résultats, les causes et les effets, les pour et les contre.
    Il fallait qu’il abandonne l’idée de nager vers la barbacane et de la franchir. Il ne pouvait plus en distinguer les passages submergés et il n’aurait pu en atteindre la partie émergente sans affronter d’invisibles embûches, certainement mortelles. Et enfin, en admettant même qu’il eût pu l’atteindre – sur ou sous l’eau, n’importe, il n’était pas dit qu’il aurait pu y marcher avec ses faibles solerets, ni qu’elle ne celât des escarpements où il serait tombé sans plus en sortir.
    On ne pouvait donc rejoindre l’île qu’en refaisant le parcours de la barque, c’est-à-dire en nageant vers le sud, côtoyant à distance la baie plus ou moins à la hauteur de la Daphne , pour obliquer ensuite vers l’Orient une fois doublé le promontoire méridional, jusqu’à atteindre la petite crique dont lui avait parlé le père Caspar.
    Ce projet n’était pas raisonnable, et pour deux raisons. La première, c’est qu’à grand-peine il avait pour l’heure réussi à nager jusqu’à la limite de la barbacane : là, ses forces déjà l’abandonnaient ; et par conséquent il n’était pas sensé de penser qu’il pourrait parcourir une distance au moins quatre ou cinq fois supérieure, et sans funain, non tant parce qu’il n’en avait pas un d’une telle longueur, mais parce que cette fois, s’il allait, c’était pour aller, et s’il n’arrivait pas, revenir en arrière n’avait pas de sens. La seconde, c’était que nager vers le sud signifiait remonter le courant : et, comme il savait désormais que ses forces pouvaient résister sur seulement quelques brasses, il aurait été entraîné inexorablement au nord, au-delà du cap septentrional, s’éloignant de plus en plus de l’Île.
    Après avoir calculé avec rigueur ces possibilités (après avoir reconnu que la vie est courte, l’art étendu, l’occasion instantanée et l’expérimentation incertaine) il s’était dit qu’il était indigne d’un gentilhomme de se laisser aller à des calculs aussi mesquins, comme un bourgeois qui compterait les possibilités qu’il avait en jouant aux dés son avare pécule.
    Ou bien, s’était-il dit, il faut faire un calcul, mais qu’il soit sublime, si sublime est la mise. Qu’est-ce qu’il jouait dans son pari ? La vie. Mais sa vie,
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