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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant
Autoren: Umberto Eco
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réalisait qu’à la Grive, dans un paysage entouré de tous côtés par les collines, la voûte céleste lui apparaissait comme la coupole de l’oratoire, bien délimitée par le cercle étroit de l’horizon, avec une ou deux constellations qu’il était capable de reconnaître, si bien que, encore qu’il sût que le spectacle changeait de semaine en semaine, vu qu’il allait se coucher de bonne heure il n’avait jamais eu la possibilité de se rendre compte qu’il changeait même au cours de la même nuit. Cette coupole lui avait donc toujours semblé et stable et ronde, par conséquent tout aussi stable et rond il avait conçu l’univers entier.
    À Casal, au milieu d’une plaine, il avait compris que le ciel était plus vaste qu’il ne croyait, mais le père Emanuele le persuadait d’imaginer les étoiles en finesses ingénieuses décrites, plutôt que de regarder celles qui se trouvaient au-dessus de sa tête.
    Or donc, spectateur antipode situé devant l’infinie étendue d’un océan, il apercevait un horizon sans fin. Et en haut au-dessus de sa tête, il voyait des constellations jamais vues. Celles de son hémisphère, il les lisait selon l’image que d’autres en avaient déjà fixée, ici la polygonale symétrie du Grand Chariot, là l’exactitude alphabétique de Cassiopée. Mais sur la Daphne il n’avait pas de figures préétablies, il pouvait unir n’importe quel point avec chaque autre, en tirer les images d’un serpent, d’un géant, d’une chevelure ou d’une queue d’insecte venimeux, pour ensuite les défaire et essayer d’autres formes.
    En France et en Italie, il observait aussi au ciel un paysage défini par la main d’un monarque qui avait fixé les lignes des routes et des services postaux, laissant entre elles les taches des forêts. Ici au contraire il était pionnier d’une terre inconnue, et il devait décider quels sentiers relieraient un pic à un lac, sans critère de choix, parce qu’il n’y avait pas encore de villes ni de villages sur les pentes de l’un ou sur les rives de l’autre. Roberto n’observait pas les constellations : il était condamné à les instituer. Il s’effrayait que l’ensemble se disposât comme une spirale, une coquille d’escargot, un tourbillon.
    C’est à ce moment-là qu’il se rappelle une église, toute neuve, vue à Rome – et c’est la seule fois qu’il nous laisse imaginer avoir visité cette ville, sans doute avant son voyage en Provence. L’église lui avait semblé trop différente et de la coupole de la Grive et des nefs, géométriquement ordonnées en ogives et croisées, des églises de Casal. Maintenant il comprenait pourquoi : c’était comme si cette voûte-là était un ciel austral qui donnait à l’œil l’envie d’essayer sans cesse de nouvelles lignes de fuite, sans jamais se reposer sur un point central. Sous la coupole, où qu’il se plaçât, celui qui regardait vers le haut se sentait toujours sur les bords.
    Il se rendait compte que, de façon plus imprécisée, moins évidemment théâtrale, vécue à travers de petites surprises jour après jour, cette sensation d’un repos dénié, il l’avait eue d’abord en Provence et ensuite à Paris, où chacun en quelque sorte lui détruisait une certitude et lui indiquait un mode possible de dessiner la carte du monde, mais les suggestions qui lui arrivaient de différents côtés ne se composaient pas en un dessin fini.
    Il entendait parler de machines qui pouvaient altérer l’ordre des phénomènes naturels, de manière que le lourd tendît vers le haut et le léger chutât vers le bas, que le feu mouillât et l’eau brûlât, comme si le créateur même de l’univers était capable de s’amender, et pouvait enfin contraindre les plantes et les fleurs contre les saisons, et les saisons à engager une lutte avec le temps.
    Si le créateur acceptait de changer d’avis, existait-il encore un ordre qu’il eût imposé à l’univers ? Peut-être en avait-il imposé beaucoup, dès le début, peut-être était-il disposé à les modifier jour après jour, peut-être existait-il un ordre secret qui présidait à ce changement d’ordres et de perspectives, mais nous, nous étions destinés à ne jamais le découvrir, et à suivre plutôt le jeu fluctuant de ces apparences d’ordre qui se réordonnaient à chaque nouvelle expérience.
    Et alors l’histoire de Roberto de la Grive ne serait que celle d’un amoureux malheureux, condamné
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