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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition
Autoren: Henri Gougaud
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pays. Non point Villar mais guère loin. Avignonet.
    L’autre se redressa, resta un moment sans geste ni parole, puis :
    — C’est loin, dit-il. Il est temps de partir.
    Un braillement lui répondit parmi les arbres. Pierre était déjà au milieu des hommes affalés, à les botter joyeusement et leur fouetter les sangs de rudesses charretières.
    À peine la troupe ébranlée Jourdain poussa en tête sa monture et dès lors loin devant ouvrit seul la route forestière, plus agile que son compagnon à éviter les branches basses, plus prompt aussi à découvrir les sentes dans le foisonnement des buissons et les gués des torrents sous les embruns ensoleillés des cascades. En vérité, l’aiguillonnait surtout le désir impétueux de pénétrer sans compagnie, comme un voyageur du temps à rebours, dans ce pays immobile et mille fois couru au temps d’enfance où il chassait la grive et la poule faisane avec les bergers de son père.
    Nul ne parvint à suivre sa chevauchée, sauf Thomas l’Écuyer qui l’avait rejoint au prix de périls extravagants dans les éclaboussements d’un lit de ruisseau encombré de rochers. Le garçon, soufflant rauque, suant comme au sortir d’étuve et plus rayonnant qu’un saint messager de printemps malgré les griffures qui traversaient de partout son front et son visage, semblait avoir jeté toutes les forces de son jeune orgueil au défi de ne plus le quitter d’un sabot. Jourdain s’émut autant qu’il s’irrita de le découvrir au train de son cheval. L’envie l’effleura de lui ordonner d’attendre les hommes, mais il ne voulut point s’y résoudre, par crainte que la moindre parole ne trouble ces vieilles lumières à tout instant redécouvertes et par souci de ce fils qui sans doute éprouvait les mêmes poignements que lui.
     
    Thomas et Béatrice l’avaient seuls accompagné quand il avait dû quitter Villar, après qu’Étienne de Saint-Thibéry et Guillaume Arnaud, frères inquisiteurs du tribunal ordinaire de Toulouse, furent venus dans son château avec croix, bannières et soldats pour l’accuser d’avoir accueilli durablement de hauts dignitaires de l’Église hérétique et fulminer contre lui l’excommunication majeure. Il n’avait pas voulu se défendre ni tenter la moindre démarche pour se faire pardonner. En ce temps-là, trois saisons étaient passées depuis qu’il était revenu de Terre sainte où l’avaient attiré, selon ses juges, plus que la foi chrétienne, l’éclat du ciel et la futile passion des découvertes. À son retour, il n’était point parvenu à reconnaître le monde de ses jeunes années, ou s’il l’avait reconnu il s’était peu à peu rendu à l’évidence douloureuse que cette vieille vie n’était plus la sienne. Le jour même de son arrivée en Lauragais, à l’instant de franchir le pont du Villar dans l’heureuse mélancolie des retrouvailles il avait vu soudain dressé, immobile au milieu des gens de sa maisonnée qui accouraient à sa rencontre, un homme qu’il croyait pour toujours séparé de lui depuis leurs adieux sur les hauteurs de Jérusalem : Khédir l’Aveugle, aussi droit que son long bâton de buis, guenilleux et noble comme il l’était toujours quand il l’accueillait sous son figuier au feuillage plus haut que la terrasse de sa très sommaire demeure. Son apparence s’était presque aussitôt défaite parmi les bras tendus et le contentement des visages, mais Jourdain n’avait plus su regarder les siens ni répondre à leurs questions, à leurs larmes joyeuses, à leurs étreintes, que par affection contrainte et malaisée.
    Khédir lui avait dit, au moment de leur séparation : « Je t’ai donné le beau voyage, va ton chemin, il sera long. » Et comme Jourdain entrait après deux ans d’absence dans la salle fraîche de son château retrouvé où l’attendaient, parmi les bousculades, une tablée de viandes, de cruches de vin, de gâteaux au miel et de fruits devant lui timidement poussés par des mains de filles, il n’avait ressenti que l’impatience de repartir, sans savoir où. Il était resté. Il avait invité des musiciens arabes, espérant le parfum des chants de Khédir. Il avait hébergé des hérétiques parce qu’il les avait vus démunis, comme Khédir l’était. Il avait écouté avec une passion d’affamé des hommes pourchassés par l’Église de Rome. Il avait parfois éprouvé, à les entendre, des saveurs fugaces. Mais aucun n’avait su lui
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