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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire
Autoren: Claude Izner
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qui ne sera pas perdu pour tout le monde !
    Deux piafs tentèrent leur chance, mais le trio fut mis en déroute par un matou fugueur.
    Joseph se coula dans la chambre conjugale. Iris s’était recroquevillée sur le côté. Qu’elle était jolie et qu’il eût aimé se recoucher près d’elle ! Il ne comprenait toujours pas qu’un homme affligé d’une légère bosse eût séduit cette fée.
    — Je t’interdis d’employer le mot bosse, décrétait-elle. Tasha a raison, tu as l’air d’un moujik et je t’adore tel que tu es.
    Il sortit de l’appartement sur la pointe des pieds, en souhaitant que ses rejetons accordent un court répit à leur mère. De toute façon, Euphrosine arriverait sur le pont à neuf heures pétantes, et, quand ce capitaine au long cours maniait le gouvernail, Joseph savait que le bateau mouillerait à bon port.
    Il descendit l’escalier au plafond constellé de toiles d’araignée, prenant garde de ne pas trébucher sur les marches de bois garnies de tommettes aux angles. Il évita une feuille de salade, sans conteste tombée du cabas de la veuve Gaillot qui occupait le premier étage droite et assumait en principe le ménage des parties communes.
    — Payée à se rouler les pouces, grommela-t-il.
    Il quitta le vieil immeuble de la rue de Seine via la porte cochère coincée entre la boutique d’un emballeur et celle d’un raccommodeur de porcelaine. Le froid lui sauta sur le dos, il remonta le col de son veston et enfonça son melon sur ses oreilles. Indifférent à la poésie des rues poudrées d’argent, il se hâta vers le quai de Conti.
    — Zut, j’ai oublié mes gants ! Je vais attraper la mort, et tout ça pour aider un fonctionnaire à commettre la plus grosse bêtise de sa vie !
     
    Raoul Pérot n’avait pas fermé l’œil. Pourtant sa décision ne relevait nullement d’une toquade, elle marquait le terme d’une réflexion qui l’avait taraudé tout l’automne. Maintenant que l’aurore d’un avenir radieux se hasardait timidement à égayer son piteux logis, la crainte s’intensifiait. Avait-il eu tort de lâcher la proie pour l’ombre ?
    Commissaire de police, ce n’était pas des clopinettes : des émoluments confortables, la perspective d’une carrière auréolée de prestige… Certes, mais lui, le poète, l’amoureux des lettres, ne souffrait plus la proximité des escarpes et des assassins, même s’il avait cru s’y accoutumer et y puiser son inspiration. Un matin, il s’était rendu compte qu’il exécrait ce métier et que s’il voulait jouir d’une liberté compatible avec ses élans littéraires, seul le commerce des livres conviendrait à son caractère. Devenir libraire ? Hors de question. Louer un local ? Trop dispendieux. En revanche, postuler une concession de dix mètres sur les quais de la Seine, moyennant une redevance annuelle de cinquante francs, n’exigeait qu’une lettre adressée au préfet. De sa plus belle plume, Raoul Pérot, après avoir fait mention de ses états de service, avait écrit :
    J’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance une place de bouquiniste. Je mets mon unique espoir…
    Il avait confié la lettre à un député de ses relations, et, six semaines plus tard, la réponse lui était parvenue :
    En vertu des délibérations du Conseil municipal, j’ai le plaisir de vous confirmer votre nomination sur le quai Voltaire, au numéro onze laissé vacant par Mme…
    Quelle griserie s’était emparée de lui ! Restait à inventorier sa bibliothèque, dont il estimait pouvoir emplir les six boîtes, propriétés d’une ex-marchande de légumes reconvertie en étalagiste et qui venait de décéder à quatre-vingt-neuf ans. Acheté à sa famille une bouchée de pain, son outil de travail était scellé quai de Conti. Il n’épargnerait que ses précieux Jules Laforgue, le reste serait écoulé, et, grâce à la recette ainsi réalisée, il s’approvisionnerait au fur et à mesure. Une fréquentation assidue des quais lui avait enseigné qu’il ne serait jamais riche, mais que, s’il s’initiait correctement à ce négoce, il mènerait une existence modeste sans subir la misère.
    Chavagnac et Gerbecourt, ses loyaux subalternes, furent désolés d’apprendre que le patron les délaissait pour sombrer dans la précarité. En guise de cadeau d’adieu, ils lui offrirent une tortue, avatar de feu Nanette, jadis tant chérie. En hommage au savant Flammarion, le chélonien
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