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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire
Autoren: Claude Izner
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Excusez-moi.
    Amadeus se concentra sur l’échiquier et, après un moment de réflexion, avança un pion. Larcher dégagea un fou et Amadeus en fit autant. Sa décision était prise.
     
    — J’ai eu la main heureuse, c’est toujours ça, déclara-t-il à son reflet dans la glace encadrée de bois amarante accrochée au milieu du mur opposé.
    Il s’adressa une grimace goguenarde.
    — Bien malin qui découvrira ton identité, mon cher ! Seul le matou pourrait la divulguer, mais le hic, c’est que le matou se contente de miauler, hein, Grippeminaud ?
    Satisfait de cette allusion à sa personne, le chat s’étira et se lova sur les genoux de son maître. Celui-ci lissa la page chapardée et relut le texte à mi-voix :
    Moi, Louis Pelletier, j’écris ceci le 10 août 1830. Hier, Louis-Philippe a été proclamé roi des Français par la Chambre des députés. Cela aura coûté trois jours d’émeute et plus de deux mille morts. Un clou chasse l’autre, on s’accommode de tout, et ce nouveau règne ne déviera pas de ses prospections un passionné de vieux papiers. Y a-t-il en effet meilleure opportunité que celle d’acquérir pour une bouchée de pain, non des petites cuillers en argent, mais des livres vendus au sortir d’une révolution ? Paris, après le 9 Thermidor, offrait déjà l’aspect d’une gigantesque foire à l’encan. Mobilier, objets d’art, tapis, linge, livres, objets de piété, on vendait à tire-larigot pour pouvoir se procurer de la nourriture. Le quai de Voltaire évoquait une galerie d’estampes et de reliures ayant appartenu à des familles nobles persécutées. Je suis sur une piste. Il me faut chercher  Le Milieu du Monde…

Chapitre II
    Samedi 8 janvier 1898
     
    Victor se pencha sur le berceau et effleura de l’index la joue satinée de sa fille. Alice s’était abandonnée au sommeil, épuisée d’avoir lutté contre la percée douloureuse d’une dent. Maintenant paisible, son visage clos sur un rêve mystérieux, elle voguait loin de ce monde. Un poing dérisoire protégeait sa bouche, un vague sourire modelait ses lèvres, révélant contrainte et douceur mêlées en son esprit.
    — Contrainte, douceur, les deux pôles de toute existence, murmura Victor.
    Il octroya une caresse distraite à Kochka. La chatte se frottait à ses jambes en quête d’un en-cas. Elle émit un miaulement indigné quand son maître l’attrapa sous le ventre et la déposa au milieu du couloir avant de lui fermer la porte au museau.
    Le lit était investi par Tasha. Bien qu’elle dormît comme un sonneur, son sixième sens l’avait avertie qu’elle jouissait de deux places. Étalée sur le dos, les bras en croix, elle paraissait avoir remporté une victoire. Il lui mordilla le lobe de l’oreille, elle baragouina :
    — L’épouse du menuisier vient à quelle heure ?
    — Rendors-toi, il est tôt.
    Lorsqu’en automne Euphrosine Pignot avait déclaré ne plus pouvoir tenir leur appartement, Louise Baudoin, une voisine, mère de deux fillettes, avait proposé de la remplacer. C’était une brave femme au caractère égal et de surcroît bonne cuisinière. Cet arrangement le soulageait.
    Ses ablutions expédiées, il s’habilla sans bruit, passa dans la cuisine et, refoulant un haut-le-cœur, éminça une part de mou de veau sanguinolent pour Kochka. Puis il empila de quoi se composer un substantiel déjeuner et mit le cap sur l’autre côté de la cour. Une aube grisâtre dévoilait les pavés vernis d’une fine couche de verglas. Il progressa prudemment vers l’atelier de peinture, ses semelles crissant sur cette grande flaque de cassonade.
    Il avala un café et mangea debout devant le chevalet qui supportait la dernière œuvre de Tasha, une huile en pied de sa mère. Djina, rajeunie, amincie, arborait une jupe de velours vert amande assortie d’un corsage décolleté. Des gants beiges gainaient ses mains. Elle s’appuyait à un homme situé hors cadre, de sa main libre elle pressait un éventail sur sa hanche. Tasha avait particulièrement réussi le regard énigmatique fixé sur les amateurs de tableaux, inquiétude et circonspection le disputaient à langueur et sérénité sans qu’il fût possible de deviner lequel de ces sentiments primait. Quiconque contemplerait ces yeux sombres tomberait sous leur charme, certain d’être leur confident exclusif.
    Face à un tel brio, il éprouva le besoin de se rassurer quant à son talent personnel. Il gagna la
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