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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire
Autoren: Claude Izner
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avait échappé aux soubresauts de l’histoire. Il en avait obtenu la preuve deux ans auparavant par l’entremise du notaire des fils du duc de Castiel. Son inestimable collection d’ouvrages dispersée par ses héritiers avait été proposée aux enchères.
    Amadeus fit face au miroir. Son front haut et lisse, son nez légèrement busqué, son teint mat, ses lèvres bien dessinées conféraient à sa physionomie un air aristocratique où ne se lisait aucune morgue. Dans le quartier il passait pour un excentrique, et l’on se livrait à d’habiles recoupements pour tenter de percer ses origines. Hiver comme été il se promenait vêtu d’un carrick de laine bleu à revers de velours, agrémenté d’une pèlerine de lévite. Une cravate blanche, un pantalon à rayures rouges complétaient sa mise. Ses mains étaient gantées de peau d’agneau. Il portait des bottes de cuir sombre, à talons plats, aux bouts carrés. Un tricorne à bord relevé coiffait ses cheveux attachés sur la nuque par un nœud de ruban. On eût été en peine de lui donner un âge. Trente-cinq, quarante ans ?
    Du pavillon sis rue de la Justice dont il louait le troisième étage, Amadeus avait vue à gauche sur l’énorme fer à cheval que constituaient les réservoirs recevant les eaux de la Dhuis et celles de la Marne. Ils évoquaient d’ailleurs davantage une immense prairie qu’une construction hydraulique. À droite, il apercevait dans la journée la porte de Ménilmontant, les fortifications et les coteaux de Bagnolet et de Montreuil.
    Il entendit mugir une des vaches logeant dans l’étable accolée à la maison. Lorsqu’il était venu résider dans ce quartier deux ans plus tôt, après de nombreuses pérégrinations en Europe, c’était l’aspect champêtre et désolé des environs qui l’avaient séduit. Là, il était en sécurité, idem ses dossiers de valeur.
    Il dîna sur un coin de table d’une omelette au lard et d’une tranche de jambon, puis il se reposa l’intellect d’une réussite à la française qu’il fut incapable de terminer.
    Il sonda les profondeurs d’une commode en tombeau de Charles Cressent, empila sur le plancher des opuscules racornis et, muni de son butin, s’installa sur un canapé à oreilles où dormait un chat gris obèse. Il ne nourrissait plus l’objectif de collationner les Souvenirs diplomatiques du cardinal de Granvelle puisqu’une bonne part des originaux sur parchemin avaient disparu. En revanche, il avait retrouvé la trace du précieux recueil, propriété des héritiers du duc de Castiel. Il figurait dans un catalogue de l’hôtel Drouot daté du 18 avril 1897, parmi un lot concernant l’histoire de Paris. Un certain Sosthène Larcher en avait fait l’acquisition.
    Les travaux d’approche de ce libraire en chambre s’étaient avérés tortueux. Il avait fallu extorquer sa profession et le lieu de son négoce au commissaire-priseur, répertorier ses manies, décortiquer ses penchants. Enfin, il avait décelé la faille qui lui permettrait de gagner sa confiance. Sosthène Larcher prisait les échecs. Il suffisait de le défier et de perdre régulièrement afin d’instaurer des liens de complicité. Ils s’étaient d’abord affrontés dans un bistrot du boulevard Montmartre, puis Sosthène Larcher l’avait invité à monter chez lui rue de la Grange-Batelière. Durant l’été, ils poursuivirent plusieurs parties nulles. Entre deux tournois, Amadeus inventoriait négligemment les lamentables dépouilles des livres privés de leurs reliures qui n’étaient pas déchiquetés illico. Il apprit que Larcher les destinait à ses clients marchands ou bouquineurs. Il obtint de lui la faveur d’examiner quelques pièces rares. Il en choisit une dizaine sur la pile « Acquisitions récentes », et un changement se produisit dans les battements de son cœur lorsqu’il identifia une brochure intitulée : Mémoire de Louis Pelletier.
    — Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
    — Un ramassis de sottises du style des Secrets de magie naturelle du Grand Albert et du Petit Albert. Je le réserve à un de mes fidèles habitués.
    Amadeus avait profité d’un instant d’inattention de Larcher pour arracher subrepticement un des feuillets du recueil et le froisser en boule dans sa poche. Il eût été relativement facile de subtiliser l’ouvrage, mais Larcher l’avait récupéré et serré dans un tiroir.
    — À vous de jouer, monsieur Amadeus.
    — Ah oui…
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