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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille
Autoren: Dan Franck
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Caluire.
    — Je ne suis donc pas coupable, murmure Hardy.
    — Le doute subsistera toujours sur cette question, reconnaît le juge. Mais vous avez été l’instrument d’un bras armé qui, peut-être, vous dépassait. »
    Hardy baisse la tête. Le juge tourne le dos à la chaise occupée par un fantôme, s’approche du tabouret de cuisine sur lequel il a virtuellement installé la machine à écrire derrière laquelle un greffier invisible tapait une déposition silencieuse, puis il arrache le tissu tendu devant la fenêtre et cherche, en vain, les clochetons noirs de la Conciergerie. Derrière lui, une voix faible se fait entendre :
    « Vous prétendez que Jean Moulin a été victime d’un complot ? »
    Le juge ne répond pas.
    « Que Thomas, Barrès et moi l’aurions livré à la Gestapo parce qu’il était notre ennemi politique ?
    — Je ne vais pas jusque-là, répond le juge.
    — Pas tout à fait jusque-là », rectifie Hardy.
    Il se lève à son tour.
    « Vous avez relevé nos accointances avec l’extrême droite allemande… Une extrême droite présentable pour nous autres qui combattions la gauche communiste depuis toujours. Vous avez laissé entendre que nous étions plus proches de nos ennemis membres de l’Abwehr que de nos ennemis communistes…
    — Votre langue a fourché, monsieur Hardy.
    — Elle reflète ma pensée.
    — Ainsi que la mienne », réplique le juge.
    Il se retourne.
    « Rien ne m’autorise à parler de complot. Mais d’imprudence coupable, certainement. »
    Il revient à son bureau, choisit deux livres et en montre la couverture à René Hardy. Le premier s’intitule Le Sacrifice du matin. Il est signé Guillain de Bénouville. Le second, Premier Combat , est de Jean Moulin.
    Le juge ouvre le premier.
    « En 1941, Bénouville, alias Barrès, est arrêté à Alger dans les cales d’un navire où il voyageait clandestinement. Il est interrogé. Puis, – je lis – Lorsque les interrogatoires furent terminés, on nous fourra sans autre forme de procès dans un cachot où se trouvaient des Arabes pouilleux 1 .  »
    Il repose le livre de Bénouville et ouvre celui de Jean Moulin. Puis il lit :
    «  Les soldats, sur injonction de leurs officiers qui continuent à rire bruyamment, me saisissent à bras-le-corps et me jettent violemment sur le malheureux tirailleur qui recule effrayé 2 .  »
    René Hardy regarde le juge, incapable de se détacher de son visage, et le juge décrypte chez lui cette expression incrédule qu’il remarquait toujours chez les inculpés pénétrant dans son cabinet pour la première fois.
    « Il s’agit d’un tirailleur sénégalais ? »
    Le juge ne prête aucune attention à la question. Il dit :
    « Ces deux phrases racontent la mêmehistoire : celle de deux individus qu’on jette en prison. Le premier est un homme de droite. Le second est un homme de gauche.
    — A quoi le voyez-vous ?
    — A la façon dont ils qualifient leurs frères humains. »
    Il pose les deux livres sur la table et va vers la porte.
    « Je peux imaginer qu’en temps de guerre, à un certain moment, ces deux individus se retrouvent face à face. Ils n’ont plus rien à se dire, et ils ne peuvent pas se comprendre. Pour l’un, une partie de l’humanité est composée d’Arabes pouilleux , pour l’autre, de Noirs malheureux.  »
    Le juge ouvre la porte.
    « Habillez vos discours pour les rendre présentables, cela ne changera rien. Ils resteront les mêmes. »
    1 - Guillain de Bénouville, Le Sacrifice du matin, Robert Laffont, 1946, p. 55.

    2 - Jean Moulin, Premier Combat, Editions de Minuit, 1947, rééd. 1983, p. 106.

 
    Le soir, face à la tour illuminée, le juge s’enivre. Il a posé une bougie sur une chaise dans sa chambre, rempli les deux verres de whisky, et il trinque avec Max. C’est aujourd’hui son anniversaire. Il a quarante-quatre ans. Il est très seul. Il redoute la réunion du lendemain. Il se demande combien de temps il vivra encore, s’il verra le grand jour de la Libération. Ayant accompli la plus grande partie de sa tâche, il pourrait être satisfait. Mais il manque d’hommes, de fonds, il n’a pas eu le temps de préparer son successeur, si quelque chose devait arriver.
    Il se couche la tête lourde. Il dort mal. Au milieu de la nuit, il se réveille pour fermer mieux les rideaux, qui filtrent trop peu les lumières de la tour d’en face. De sombres pensées l’assaillent. L’ennemi rôde,
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