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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille
Autoren: Dan Franck
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dans un sens, une fois à gauche pour apercevoir les mêmes venant en sens contraire, une fois à droite pour s’assurer qu’aucun véhicule ne risquait d’entraver le passage. S’étant retrouvé de l’autre côté sans torticolis, après avoir échappé à tous les dangers, il remonta vers la rue Rambuteau, traversa les Halles et atterrit dans les jardins des Tuileries où il se posa près d’un bac à sable où jouaient des enfants surveillés par des gens comme lui, plus jeunes. Chacun sa tâche, songea-t-il en reprenant son souffle, et il se ditaussi que la femme de service qui l’avait protégé durant son enfance venait de Bretagne, que celles qui faisaient le ménage dans les couloirs de l’université à l’époque de sa jeunesse étaient marocaines ou algériennes, que les bureaux du Palais de justice avaient été nettoyés par des Italiennes, plus tard poussées dehors par des Espagnoles, que le gardien de son immeuble menait un commando de Sri Lankaises à la baguette, tout cela constituant un patchwork de peuples changeant de place sur la balançoire sociale, les Italiennes et les Espagnoles ne veillant plus guère sur les enfants des Blancs assis dans les bacs à sable. L’Europe avait grandi, elle était devenue plus riche, elle surveillait désormais ses frontières comme le chercheur d’or protégeant les pépites de son tamis, soucieux de grossir seul dans ses opulences.
    Le juge quitta sa place parce que venait toujours un moment où la station assise dans les lieux publics paraissait suspecte à quelques-uns, souvent gardiens patentés en bleu marine. Ils ne l’interpellaient pas mais formaient une sorte de cordon sanitaire entre lui et les autres, deux ou trois silhouettes veillant au grain. Il était l’ivraie, il préférait se retirer.
    Il longea la Seine jusqu’au pont de l’Alma, s’en fut vers Iéna et Kléber. Il s’aventuraitrarement dans ces quartiers qui n’en étaient pas. Il arrêta un vieux joggeur à casquette plate et short blanc qui lui indiqua la route à suivre. Aimable, l’homme disparut dans un sillage parfumé, pénétra à petites foulées dans un immeuble aux larges vitres comme il s’en construisait dans les années 30. Le kaléidoscope de la misère, ici, était invisible. Les taches symétriques de la tour d’en face – paraboles, linge séchant, parkings – n’existaient pas, remplacées par le puzzle multicolore des balcons fleuris où poussaient des roses, des hortensias et des plantes vertes. Les voitures elles-mêmes avaient changé, le bleu, le vert, le rouge s’étant assombris dans les tons noirs et gris métal, les vitres fumées empêchant de voir ce qui se tramait à l’intérieur. Nul mélange ici. Marchant vers les avenues résidentielles qui bordent le Trocadéro, le juge ne croisa que des septuagénaires, certains avec canne, beaucoup avec décorations, bien mis, donnant le bras à des épouses assorties, sans enfants, sans chiens, sans autres couleurs que le blanc pâle d’une bourgeoisie aseptisée.
    Il entra dans le cimetière de Passy par l’entrée principale. Il chercha sur un plan l’emplacement de la neuvième division puis s’aventura, côté Est, entre les tombes. Elles n’étaientpas défoncées comme celles du Père-Lachaise. Celle qu’il cherchait se trouvait non loin du mur d’enceinte. C’était une sépulture simple, en granit gris clair, bordée par un périmètre fleuri. Le Trocadéro, fier et monumental, veillait sur elle. La tour Eiffel, légèrement en retrait, s’élevait comme un fanal. Barrès reposait là, gardé par ces deux fleurons nationaux. Son nom était inscrit en lettres dorées sur la pierre tombale : Général Pierre de Bénouville, compagnon de la Libération, 1914-2001 . Sur l’un des flancs, à droite, le juge découvrit l’identité du deuxième homme enterré là : Michel de Camaret . Le troisième compagnon était le comte Jehan de Castellane, à qui Lydie Bastien et René Hardy rendaient visite pendant la guerre. Ces trois hommes, amis d’enfance et de combats, fers de lance de l’extrême droite dans les années 30, avaient choisi d’être ensevelis ensemble. Comme s’ils s’étaient scarifiés à vingt ans, se jurant les uns aux autres une absolue fidélité aux serments de leur jeunesse : la Cagoule et le fascisme.
    Le juge resta un court instant devant la tombe, puis il se détourna et quitta le cimetière sans déposer le moindre petit caillou sur ces
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