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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille
Autoren: Dan Franck
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C’était à la fin de notre entretien. Il m’a demandé exactement ceci : “ Savez-vous qui a livré Jean Moulin ? ”  »
    Le juge s’interrompt pour laisser couler le ricanement venu dans la bouche de René Hardy.
    « Je suppose que vous avez énoncé mon nom ?
    — Pas le moins du monde. »
    Hardy se penche en avant au point que le juge, un court instant, s’apprête à se lever pour le retenir de ne pas tomber. Mais l’autre se redresse.
    « Vous voulez dire que vous faites tout cecirque pour rien ? Vous ne croyez pas que j’ai livré Jean Moulin ?
    — Vous ne saviez pas qui il était.
    — Mais alors, s’écrie Hardy en se levant pour de bon, pourquoi suis-je là ? »
    Son regard paraît soudain injecté d’un brouillard rouge.
    « Pourquoi m’avoir emprisonné, et pourquoi suis-je face à vous qui n’avez rien de mieux à me dire que vous me croyez innocent !
    — Je n’ai pas dit cela, réplique le juge, et je vous prie de vous rasseoir.
    — Expliquez-moi !
    — Quand vous serez assis.
    — D’abord, je veux vous entendre !
    — Asseyez-vous ! hurle le juge.
    — Rien à faire !
    — Si vous n’avez pas retrouvé votre place dans les dix secondes, je fais appel à la force publique !
    — Appelez ! »
    Le juge quitte sa place, fonce vers la porte, l’ouvre, se retrouve dans le couloir puis dans la chambre où le kaléidoscope de la tour le ramène à une vision encore un peu confuse des jours ordinaires. S’assied un bref instant sur le lit, les mains enfermant son visage. Hésite à revenir vers la cuisine, attend d’avoir retrouvé unsouffle à peu près égal, se lève, retourne sur ses pas, referme doucement la porte de la cuisine, s’assied à sa place, derrière le bureau.
    « Ravanel m’a posé la question alors que j’étais allé à la fenêtre baisser un store pour le protéger du soleil qui le gênait. Quand je me suis retourné, sa femme et lui me dévisageaient. Elle, très calme, très douce, muette. Lui, l’œil embrasé. D’habitude d’un bleu délavé, presque liquide, son regard était celui d’un jeune homme en proie à une colère intense. Une pensée m’a traversé : le regard d’un tueur ; le Ravanel de la guerre, exécutant un traître. Il m’a dit, d’une voix très sûre, vibrante comme sa pupille : “ Tout le monde croit que l’homme qui a livré Jean Moulin est René Hardy. Mais ce n’est pas lui. ”  »
    Le juge savait quels mots Ravanel allait prononcer. Quel prénom, quel patronyme. Et il les a soigneusement articulés, fixant son visiteur du regard avec une force et une énergie presque magnétiques. Cette violence avait quelque chose de considérable. Elle sortait d’un corps amaigri et malade, un vieillard à moitié sourd, incontinent, porté par un infirmier, assis en charentaises face au juge, mais penché en avant pour bien se faire entendre, le visage illuminé par la colère, tremblant des mains et des genoux, répétant cenom qu’évidemment le juge connaissait, s’apaisant après qu’il lui eut dit qu’il savait tout cela. Après quoi, Ravanel s’est recroquevillé sur lui-même, épuisé par cette lame de fond bouleversante. Sa femme a posé une main sur son genou, l’infirmier est venu, le visiteur s’est retiré silencieusement, il ne l’a pas revu.
    Le juge referme ses cahiers. Il se lève et range les dossiers dans l’armoire métallique. Il hésite puis ouvre la bouteille de whisky, emplit l’un des deux verres à ras bord et le boit d’une seule lampée, brûlante.
    Ravanel est mort un soir d’avril 2009. Quelques jours plus tard, dans la cour d’honneur des Invalides, les tambours roulaient sourdement. Le ciel était gris fer. Le juge était présent. Son esprit refluait du catafalque, des soldats au garde-à-vous, des drapeaux tricolores, de la sonnerie aux Morts, de l’ensevelissement officiel du Héros, pour rejoindre une colline lyonnaise où, soixante-six ans auparavant, cet homme aujourd’hui enseveli traquait à la jumelle les mouvements des troupes allemandes gardant l’Ecole de santé militaire. Derrière les hauts murs, dans une cellule souterraine, Jean Moulin n’avait pas encore été reconnu. L’unique obsession de l’homme accroupi, des quelques camarades qui l’entouraient, était dele libérer. C’était cela qu’ils cherchaient dans l’ombre de la nuit d’Occupation, 23 juin 1943, deux jours après Caluire : un moyen ; une idée ; un
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