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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
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au pape, il s’obstinait à croire que son
accord avec le vice-roi finirait par être respecté, ne serait-ce qu’au dernier
moment. C’est seulement fin avril, lorsque les troupes impériales eurent
atteint le Tibre, à quelques milles en amont de la ville, que le Saint-Père se
résolut à organiser la défense. Les caisses pontificales étant vides, il éleva
à la dignité cardinalice six riches commerçants qui versèrent, pour obtenir ce
privilège, deux cent mille ducats. Avec cet argent, on put lever une armée de
huit mille hommes, deux mille gardes suisses, deux mille soldats des Bandes
Noires et quatre mille volontaires pris parmi les habitants de Rome.
    À quarante ans, je ne me sentais pas en mesure de
porter les armes. Je proposai toutefois mes services pour la gestion du dépôt d’armes
et de munitions au château Saint-Ange. Afin de m’acquitter au mieux de cette
tâche, qui exigeait une présence attentive de jour et de nuit, je décidai d’élire
domicile dans la forteresse, m’arrangeant pour y installer également Maddalena
et Giuseppe. C’était, en effet, l’endroit le mieux défendu de toute la ville,
et bientôt les réfugiés y affluèrent. J’avais occupé mon ancienne chambre, ce
qui me fit apparaître comme un nanti, puisque les nouveaux venus étaient
désormais contraints de s’entasser par familles entières dans les corridors.
    Aux premiers jours de mai, une étrange atmosphère
régnait dans ce cantonnement improvisé, propice aux plus folles excitations. Je
me souviendrai toujours du moment où un fifre de l’orchestre pontifical arriva
tout haletant et criant à tue-tête :
    « J’ai tué le Bourbon ! J’ai tué le
Bourbon ! »
    C’était un certain Benvenuto Cellini, de Florence.
L’un de ses frères s’était battu dans les rangs des Bandes Noires, mais
lui-même, médailleur de son état, n’avait jamais appartenu à aucune armée. Il s’en
était allé guerroyer, racontait-il, avec deux de ses amis, du côté de la porte
Trittone.
    « Il y avait une brume épaisse, déclara-t-il,
mais je pus distinguer la silhouette du connétable à cheval. J’ai tiré un coup
d’arquebuse. Quelques instants après, le brouillard se dissipa en cet endroit,
et je vis le Bourbon étendu à terre, visiblement mort. »
    En l’entendant, je me contentai de hausser les
épaules. D’autres le rabrouèrent sévèrement : la bataille faisait rage sur
les murs de la ville, surtout du côté du Borgo, et les tirs n’avaient jamais
été aussi nourris ; une clameur de guerre, de souffrance et de peur s’élevait
de la ville ; l’heure n’était pas aux vaines rodomontades.
    Pourtant, avant la fin de la journée, et, je dois
dire, à ma plus grande surprise, la nouvelle se confirmait : le Bourbon
avait été effectivement tué dans le voisinage de la porta Trittone. Quand un
cardinal nous l’annonça, un large sourire éclairant son visage tiré, il y eut
quelques cris de victoire. À mes côtés se tenait un homme qui n’exprima aucune
joie. C’était un vétéran des Bandes Noires, il bouillonnait de rage.
    « Est-ce donc cela la guerre, de nos
jours ? Avec ces maudites arquebuses, le plus preux des chevaliers peut
être abattu de loin par un fifre ! C’est la fin de la chevalerie ! La
fin des guerres honorables ! »
    Aux yeux de la multitude, toutefois, le fifre
florentin devint un héros. On lui offrit à boire, on le supplia de raconter à
nouveau son exploit, on le porta en triomphe. Célébration déplacée, puisque la
mort du Bourbon n’avait pas retardé d’une seconde l’assaut des Impériaux. Bien
au contraire, on aurait dit que la disparition du chef de l’armée n’avait fait
que déchaîner plus encore ses hommes. À la faveur du brouillard, qui rendait
inutile l’artillerie installée à Saint-Ange, les lansquenets escaladèrent les
murailles en plusieurs endroits et se répandirent dans les rues. Quelques
rescapés purent encore atteindre le château, portant dans les yeux les récits
des premières horreurs. D’autres témoignages allaient suivre.
    Par le Dieu qui m’a fait parcourir le vaste monde,
par le Dieu qui m’a fait vivre le supplice du Caire comme celui de Grenade,
jamais je n’ai côtoyé tant de bestialité, tant de haine, tant d’acharnement
sanguinaire, tant de jouissance dans le massacre, la destruction et le
sacrilège !
    Me croirait-on si je disais que des nonnes ont été
violées sur les autels des églises
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