Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
Vom Netzwerk:
ton
cousin. Il viendra vers toi comme un papillon s’approche d’une lampe. Tu
répéteras ce geste dans trois nuits, puis dans sept. »
    « Quand Sarah est repassée me voir quelques
semaines plus tard, j’avais déjà des nausées. Ce jour-là, je lui donnai tout l’argent
que je portais sur moi, une bonne poignée de dirhams carrés et de maravédis, et
c’est en riant que je la vis danser et se déhancher, tapant lourdement du pied
sur le sol de ma chambre, faisant sauter dans ses mains les pièces dont le
tintement se mêlait à celui du joljol, la clochette imposée aux juives. »
    Il était grand temps que Salma soit enceinte, car
la Providence avait voulu que Warda le soit déjà, bien qu’elle l’eût
soigneusement caché pour s’éviter des ennuis. Quand la chose fut découverte,
deux mois plus tard, c’était à qui aurait un garçon et, si les deux en
portaient, à celle qui accoucherait en premier. Seule Salma était angoissée à n’en
plus dormir, car Warda se serait contentée de donner naissance à un fils cadet,
ou même à une fille, puisque le seul fait d’enfanter lui valait, selon notre
Loi, d’acquérir le statut de femme libre, sans perdre pour autant la précieuse
frivolité qu’autorisait son origine serve.
    Quant à mon père, il était si comblé d’avoir
offert cette double preuve de virilité qu’il ne se douta pas un instant de la
curieuse compétition qui se déroulait sous son toit. Lorsque ses deux femmes
furent bien rondes, il leur ordonna même un soir de l’accompagner, peu avant le
coucher du soleil, jusqu’aux abords de la buvette où il avait l’habitude de
retrouver ses amis, près de la porte des Drapeaux. Main dans la main, elles
marchèrent à quelques pas derrière lui, honteuses, surtout ma mère, du regard
scrutateur des hommes et des ricanements des vieilles commères de notre
quartier, les plus bavardes et les plus désœuvrées de tout le faubourg d’Albaicin,
qui les observaient du haut des miradors domestiques, cachées derrière les
tentures qui s’écartaient sur leur passage. Les ayant ainsi proprement
exhibées, et ayant senti lui aussi sans doute le poids des regards, mon père
feignit d’avoir oublié quelque chose et revint vers la maison par le même
chemin, alors que l’obscurité commençait à voiler les innombrables périls des
ruelles d’Albaicin, les unes boueuses et glissantes en ce printemps pluvieux,
les autres dallées mais d’autant plus dangereuses puisque chaque pierre
manquante pouvait être un piège fatal pour les futures mères.
    Épuisées, confuses, à bout de nerfs, Salma et
Warda, pour une fois solidaires, s’affalèrent sur le même lit, celui de la
servante, la Horra étant incapable de gravir l’escalier jusqu’à son alcôve,
alors que mon père repartait vers la buvette, ignorant qu’il avait failli
perdre ses deux futurs enfants à la fois, pressé sans doute, disait ma mère, de
recueillir les vœux admiratifs de ses amis pour la naissance de deux gros et
beaux garçons et de défier aux échecs notre voisin Hamza le barbier.
    Dès qu’elles entendirent la porte se refermer à
clef, les deux femmes partirent d’un long rire commun qu’elles mirent longtemps
à maîtriser. En l’évoquant quinze ans plus tard, ma mère rougissait encore de
ces gamineries, me faisant observer sans fierté que, si Warda avait alors seize
ans à peine, elle-même allait déjà sur ses vingt et un ans. À la faveur des
événements, une certaine complicité s’était tissée entre elles, atténuant leur
rivalité, et quand, le lendemain, Sarah-la-Bariolée rendit à Salma sa visite
mensuelle, celle-ci invita la servante à venir se faire palper le ventre par la
marchande-voyante juive, qui était aussi, quand il le fallait, sage-femme,
masseuse, coiffeuse, épileuse, qui de plus savait transmettre à ses
innombrables clientes, cloîtrées dans leur harem, nouvelles et rumeurs sur les
mille et un scandales de la ville et du royaume. Sarah jura à ma mère qu’elle
la trouvait bien enlaidie, ce qui lui fit grand plaisir, car c’était le signe
indubitable qu’elle portait un garçon ; en revanche, elle complimenta
Warda avec compassion sur la fraîcheur exquise de son visage.
    Salma était si confiante en la justesse du
diagnostic qu’elle ne put se retenir d’en parler le soir même à Mohamed. Elle
croyait pouvoir ainsi mieux introduire une nouvelle observation, bien
embarrassante, de Sarah, à savoir que
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher