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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
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L’ANNÉE DE SALMA LA HORRA

894 de l’hégire (5 décembre
1488 – 24 novembre 1489)
     
    Cette année-là, le saint mois de ramadane tombait en plein été, et mon père sortait rarement de la maison avant le soir,
car les gens de Grenade étaient nerveux dans la journée, leurs disputes étaient
fréquentes et leur humeur sombre était signe de piété, puisque seul un homme n’observant
pas le jeûne pouvait garder le sourire sous un soleil de feu, puisque seul un
homme indifférent au sort des musulmans pouvait rester jovial et affable dans
une ville minée par la guerre civile et menacée par les infidèles.
    Je venais de naître, par la grâce imparable du
Très-Haut, aux derniers jours de chaabane, juste avant le début du mois
saint, et Salma ma mère était dispensée de jeûner en attendant qu’elle se
rétablisse, et Mohamed mon père était dispensé de grogner, même aux heures de
faim et de chaleur, car la naissance d’un fils qui portera son nom, et un jour
ses armes, est pour tout homme un sujet de réjouissance légitime. De surcroît,
j’étais le premier fils, et, de s’entendre appeler « Abou-l-Hassan »,
mon père bombait imperceptiblement le torse, se lissait les moustaches et
faisait lentement glisser ses deux pouces le long de sa barbe en louchant vers
l’alcôve de l’étage supérieur où j’étais enfagoté. Sa joie exubérante n’avait
toutefois ni la profondeur ni l’intensité de celle de Salma qui, en dépit de
ses douleurs persistantes et de son extrême faiblesse, se sentait naître une
seconde fois par ma venue au monde, car ma naissance faisait d’elle la première
des femmes de la maison et lui attachait les faveurs de mon père pour de
longues années à venir.
    C’est bien après qu’elle m’a avoué ses craintes,
que j’avais, sans le savoir, apaisées, sinon dissipées. Mon père et elle,
cousins promis l’un à l’autre depuis l’enfance, mariés pendant quatre ans sans
qu’elle tombe enceinte, avaient senti monter autour d’eux, dès la seconde
année, le bourdonnement d’une rumeur infamante. Si bien que Mohamed était revenu
un jour avec une belle chrétienne aux cheveux noirs tressés, achetée à un
soldat qui l’avait capturée lors d’une razzia aux environs de Murcie. Il l’avait
appelée Warda, l’avait installée dans une petite pièce donnant sur le patio,
parlant même de l’envoyer chez Ismaël l’Égyptien pour qu’il lui enseigne le
luth, la danse et l’écriture comme aux favorites des sultans.
    « J’étais libre et elle était esclave, me dit
ma mère, et entre nous le combat était inégal. Elle pouvait user à sa guise de
toutes les armes de la séduction, sortir sans voile, chanter, danser, verser du
vin, cligner des yeux et se dévêtir, alors que j’étais tenue, de par ma
position, de ne jamais me départir de ma réserve, encore moins de montrer un
intérêt quelconque pour les plaisirs de ton père. Il m’appelait « ma
cousine ». En parlant de moi il disait respectueusement la
« Horra », la libre, ou la « Arabiya », l’Arabe ; et
Warda elle-même me montrait toute la déférence qu’une servante doit à sa
maîtresse. Mais, la nuit, c’était elle la maîtresse.
    « Un matin, poursuivait ma mère, la gorge
serrée malgré le passage des ans, Sarah-la-Bariolée vint frapper à notre porte.
Les lèvres peintes aux racines de noyer, les yeux fardés de kohol, les ongles
passés au henné, attifée, de la tête aux escarpins, dans de vieilles soieries
fripées de toutes les couleurs et pénétrées de poudres odorantes. Elle avait l’habitude
de passer me voir – Dieu la prenne en miséricorde, où qu’elle se
trouve ! – pour vendre des amulettes, des bracelets, des parfums à
base de citron, d’ambre gris, de jasmin ou de nénuphar, et pour dire la bonne
aventure. Elle remarqua tout de suite que j’avais les yeux rouges et, sans que
j’aie eu besoin de lui dire la cause de mon malheur, elle commença à lire dans
ma main comme dans la page froissée d’un livre ouvert.
    « Sans lever les yeux, elle prononça
lentement ces mots, que je me rappelle encore : « Pour nous, femmes
de Grenade, la liberté est un esclavage sournois, l’esclavage une subtile
liberté. » Puis, sans rien ajouter, elle tira de son cabas d’osier un
minuscule flacon verdâtre. « Ce soir, tu verseras trois gouttes de cet
élixir dans un verre de sirop d’orgeat et tu les offriras toi-même à
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