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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
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la colère du Ciel ne s’abatte sur elle et sur les siens ?
En l’écoutant, encore enfant, j’attendais chaque fois avec impatience qu’elle
arrive aux mujabbanât, ces tourtes chaudes au fromage blanc saupoudrées
de cannelle et trempées de miel, aux gâteaux de pâte d’amandes ou de dattes,
aux galettes fourrées de pignons et de noix et parfumées à l’eau de rose.
    À ce banquet, les invités ne burent que du sirop d’orgeat,
me jurait ma mère avec piété. Elle se gardait bien d’ajouter que, si aucune
goutte de vin ne fut versée, c’était uniquement pour respecter le mois saint.
La circoncision a toujours fourni, au pays de l ’Andalous, l’occasion de
fêtes où l’on oubliait entièrement l’acte religieux qu’on célébrait. Ne
cite-t-on pas encore de nos jours la cérémonie la plus somptueuse de toutes,
celle qu’organisa jadis l’émir Ibn Dhoul-Noun à Tolède pour la circoncision de
son petit-fils, et que chacun cherche depuis à imiter sans jamais y
parvenir ? N’y avait-on pas versé à flots vins et liqueurs, pendant que
des centaines de belles esclaves dansaient aux rythmes de l’orchestre de
Dany-le-Juif ?
    À ma circoncision aussi, insistait ma mère, il y
avait des musiciens et des poètes. Elle se rappelait même des vers qui avaient
été déclamés à l’adresse de mon père :
     
    Ton fils, par cette circoncision, est bien plus
rayonnant
    Car la lumière du cierge augmente quand on
taille la mèche.
     
    Récité et chanté sur tous les tons par le barbier
lui-même, ce vers d’un ancien poète de Saragosse marqua la fin du repas et le
début de la cérémonie proprement dite. Mon père monta à l’étage pour me saisir
dans ses bras, pendant que les invités se rassemblaient en silence autour du
barbier et de son aide, un jeune garçon imberbe. Hamza fit un signe à celui-ci,
qui commença à faire le tour du patio, une lanterne à la main, s’arrêtant devant
chaque invité. Il fallait faire un petit cadeau au barbier et, selon la
coutume, chacun colla les pièces qu’il offrait sur le visage du garçon qui
annonçait à voix haute le nom du donateur et le remerciait avant de se diriger
vers son voisin. Une fois les dons récoltés, le barbier demanda qu’on approchât
de lui deux puissantes lanternes, déballa sa lame en récitant les versets
appropriés et se pencha vers moi. Ma mère disait que le cri que j’avais poussé
alors avait retenti dans tout le quartier comme un signe de précoce vaillance,
puis, tandis que je continuais à hurler de tout mon minuscule corps, comme si j’avais
vu devant mes yeux tous les malheurs à venir, la fête reprit au son du luth, de
la flûte, du rebec et du tambourin jusqu’au souhour, le repas de l’aube.
    Mais tout le monde n’avait pas le cœur à la fête.
Mon oncle maternel, Abou-Marwân, que j’ai toujours appelé Khâli, alors
rédacteur au secrétariat d’État à l’Alhambra, arriva tard à la fête avec la
mine des mauvais jours. Un cercle interrogateur se forma autour de lui. Ma mère
tendit l’oreille. Une phrase lui parvint, qui la replongea durant de longues
minutes dans un cauchemar qu’elle croyait à jamais oublié :
    « Depuis la Grande Parade, disait-il, nous n’avons
plus connu une seule année de bonheur ! »
    « Cette maudite parade ! » Ma mère
en eut à nouveau la nausée, comme aux premières semaines de sa grossesse, et
dans son cerveau embrumé elle se revit fillette de dix ans, pieds nus, assise
dans la boue au milieu d’une ruelle déserte où elle était passée cent fois mais
qu’elle ne reconnaissait plus, relevant le pan de sa robe rouge froissée,
trempée et maculée, pour cacher son visage en pleurs. « J’étais l’enfant
la plus jolie et la plus cajolée de tout le faubourg d’Albaicin, et ta
grand-mère – Dieu lui pardonne ! – avait accroché à mes habits
deux amulettes identiques, l’une apparente, l’autre cachée, pour ne prendre
aucun risque avec le mauvais sort. Mais, ce jour-là, rien n’y fit. »
     
    *
     
    « Le sultan de l’époque, Abou-l-Hassan Ali,
avait décidé d’organiser, jour après jour et semaine après semaine, de
pompeuses parades militaires afin de montrer à tout un chacun l’étendue de sa
puissance – seul Dieu est puissant et Il n’aime pas les arrogants !
Ce sultan avait fait construire sur la colline rouge de l’Alhambra, près de la
porte de la Trahison, des gradins où il s’installait chaque matin
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