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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
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tombai puis me
relevai sans être piétinée, jusqu’à découvrir peu à peu que la foule était
devenue plus éparse autour de moi, plus lente à se mouvoir aussi, car le chemin
était montant et les flots qui le dévalaient se gonflaient. Je ne reconnaissais
ni les gens ni les lieux, je ne cherchais plus mes frères ni mes cousins. Je me
jetai sous un porche et, de fatigue autant que de désespoir, je m’endormis.
    « Je me réveillai une heure ou deux plus
tard. Il faisait moins sombre, mais il pleuvait toujours à verse, et un grondement
assourdissant me parvenait de toute part, faisant trembler la dalle sur
laquelle j’étais assise. La ruelle où je me trouvais, que de fois l’avais-je
parcourue ! mais, de la voir ainsi déserte et traversée par un torrent, je
ne parvenais plus à la situer. Je frissonnai de froid, mes habits étaient
trempés, mes sandales s’étaient perdues dans ma course, de mes cheveux
ruisselait un filet d’eau glacée qui baignait sans arrêt mes yeux brûlés par
les pleurs. Je frissonnai encore, toussai de toute ma poitrine, quand une voix
de femme m’appela : « Fille, fille, par ici ! » Promenant
mon regard dans tous les sens, je vis, très haut au-dessus de moi, dans le
cadre d’une fenêtre cintrée, un foulard rayé et une main qui remuait.
    « Ma mère m’avait prévenue qu’il ne fallait
jamais entrer dans une maison inconnue et qu’à mon âge je devais commencer à me
méfier non seulement des hommes mais aussi de certaines femmes. Mon hésitation
ne fut pas longue pourtant. À une trentaine de pas, du même côté de la
chaussée, celle qui m’avait interpellée vint en effet ouvrir une lourde porte
de bois, se dépêchant de crier, pour me rassurer : « Je te connais,
tu es la fille de Suleyman le libraire, un homme de bien qui vit dans la
crainte du Très-Haut. » Je m’approchais d’elle à mesure qu’elle parlait.
« Je t’ai vue plusieurs fois passer avec lui pour aller chez ta tante
maternelle Tamima, la femme du notaire qui habite près d’ici, dans l’impasse du
Cognassier. » Bien qu’aucun homme ne fût en vue, elle avait jeté sur son
visage un voile blanc qu’elle n’enleva qu’après avoir verrouillé la porte
derrière moi. Me prenant alors par la main, elle me fit traverser un étroit
couloir qui formait une sorte de coude, puis, sans me lâcher, courut sous la
pluie à travers un petit patio, avant de s’engager dans un escalier étroit aux
marches raides qui nous conduisit vers sa chambre. Elle me tira doucement vers
la fenêtre. « Regarde, c’est la colère de Dieu ! »
    « Je me penchai avec appréhension. J’étais au
sommet de la colline de Mauror. À ma droite la nouvelle Casba de l’Alhambra, à
ma gauche, au loin, la vieille Casba avec, au-delà des murailles, les minarets
blancs de mon faubourg d’Albaicin. Le grondement que j’avais entendu dans la
rue était maintenant assourdissant. Cherchant des yeux la source du bruit, je
regardai vers le bas et ne pus retenir un cri d’horreur. « Dieu nous ait
en pitié, c’est le déluge de Noé ! » marmonnait mon hôtesse derrière
moi. »
     
    L’image qui s’offrait à ses yeux de fillette
apeurée, ma mère ne l’oublierait jamais, pas plus que ne l’oublieraient tous
ceux qui se trouvaient à Grenade en cette maudite journée de la Parade. Dans la
vallée où coulait d’habitude le bruyant mais paisible Darro, voilà qu’un
torrent démentiel s’était formé, balayant tout sur son passage, dévastant
jardins et vergers, déracinant des milliers d’arbres, des ormeaux majestueux,
des noyers centenaires, des frênes, des amandiers et des alisiers, avant de
pénétrer au cœur de la cité, charriant tous ses trophées, tel un conquérant
tartare, enveloppant les quartiers du centre, démolissant des centaines de
maisons, d’échoppes et d’entrepôts, rasant les habitations construites sur les
ponts, jusqu’à former, en fin de journée, du fait des débris qui encombraient
le lit du fleuve, une immense mare qui engloutissait la cour de la grande
mosquée, la Césarée des négociants, le souk des bijoutiers et celui des
forgerons. Nul ne sait le nombre des personnes qui périrent noyées, écrasées
sous les décombres ou happées par les flots. Au soir, quand le Ciel permit enfin
que le cauchemar se dissipe, le torrent emporta les débris hors de la ville,
tandis que l’eau refluait plus rapidement qu’elle n’avait afflué. Au lever
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