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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
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le soutenir ? N’es-tu pas un personnage respecté de l’Alhambra ? »
    Piqué au vif, Khâli s’apprêtait à se défendre par
une violente diatribe, mais il s’avisa qu’il n’avait en face de lui que sa
petite sœur, frêle et malade, et que de surcroît il chérissait plus que tout au
monde.
    « Tu n’as pas changé, Silma. On croit parler
à une simple femme, et c’est à la fille de Suleyman le libraire qu’on a
affaire, que Dieu ajoute à ton âge ce qu’il a retranché du sien. Et qu’il
écourte ta langue autant qu’il a allongé la sienne. »
    Tout en bénissant la mémoire de leur père, ils
éclatèrent d’un rire franc. Ils étaient maintenant complices, comme par le
passé. Khâli rabattit vers l’avant le pan de sa jubba et s’assit en
tailleur sur une natte de paille tressée, à l’entrée de la chambre de sa sœur.
    « Tes questions déchirent l’esprit avec
douceur, comme la neige du mont Cholaïr qui brûle le visage plus sûrement
encore que le soleil du désert. »
    Soudain confiante, et un tantinet espiègle, Salma
lui lança sans ménagement :
    « Et ta réponse ? »
    D’un geste qui n’avait rien de spontané, elle
baissa la tête, ramassa le bord du taylassan de son frère et y enfouit
ses yeux rouges. Puis, le visage toujours caché, elle prononça, comme une
sentence de cadi :
    « Dis-moi tout ! »
    Les mots de Khâli ne furent pas nombreux.
    « Cette ville est protégée par ses propres
voleurs, gouvernée par ses propres ennemis. Bientôt, ma sœur, nous devrons nous
exiler au-delà des mers. »
    Sa voix s’étrangla, et, pour ne pas trahir son
émotion, il s’arracha à Salma et disparut.
    Atterrée, elle ne tenta pas de le retenir. Elle ne
remarqua même pas qu’il s’éloignait. Plus aucun bruit, plus aucun éclat de
voix, plus aucun rire, plus aucun tintement de coupes ne lui parvenait du
patio. Plus aucun filet de lumière.
    La fête s’était éteinte.

L’ANNÉE DES AMULETTES

895 de l’hégire (25 novembre
1489 – 13 novembre 1490)
     
    Cette année-là, pour un sourire, mon oncle
maternel prit le chemin de l’exil. C’est en tout cas ainsi qu’il m’expliqua sa
décision bien des années plus tard, alors que notre caravane se mouvait dans le
vaste Sahara, au sud de Segelmesse, par une nuit fraîche et sereine que
berçaient plus qu’elles ne la troublaient les plaintes lointaines des chacals.
Un petit vent obligeait Khâli à déclamer très haut son récit, et sa voix était
si rassurante qu’elle me faisait respirer les odeurs de ma Grenade natale, et
sa prose était si envoûtante que mon chameau semblait n’avancer qu’à son
rythme.
    J’aurais voulu rapporter chacun de ses mots, mais
ma mémoire est étroite et mon éloquence est poussive, et bien des enluminures
de son histoire n’apparaîtront plus jamais, hélas ! dans aucun livre.
    « Le premier jour de cette année-là, j’étais
monté de bonne heure à l’Alhambra, non pas pour rejoindre, comme à l’accoutumée,
le petit bureau du diwan où je rédigeais les lettres du prince, mais
pour présenter, avec quelques notables de ma famille, les vœux du Râs-es-Sana.
Le majlis, la cour du sultan, qui se tenait pour l’occasion dans la
salle des Ambassadeurs, grouillait de cadis enturbannés, de dignitaires aux
hautes calottes de feutre, vertes ou rouges, de riches négociants aux cheveux
teints au henné et séparés, comme les miens, par une raie soigneusement tracée.
    « Après s’être inclinés devant Boabdil, la
plupart des visiteurs se retiraient vers la cour des Myrtes, où ils rôdaient
quelque temps autour de la piscine, se répandant en salamalecs. Les principaux
notables s’asseyaient sur les divans couverts de tapis, adossés aux murs de l’immense
pièce, jouant lourdement des hanches afin de s’approcher autant que possible du
sultan ou des vizirs, pour les entretenir de quelque requête, ou simplement
montrer qu’ils étaient bien en cour.
    « En tant que rédacteur et calligraphe au
secrétariat d’État, ce dont témoignaient les traces d’encre rouge sur mes
doigts, j’avais quelques maigres privilèges, comme celui de déambuler à ma
guise entre le majlis et la piscine, et de faire ainsi quelques pas avec
les personnages qui me semblaient intéressants, puis de revenir m’asseoir,
guettant une nouvelle proie. Excellent moyen de recueillir nouvelles et
opinions sur les affaires du moment, d’autant que les gens parlaient
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