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Le Roi de fer

Le Roi de fer

Titel: Le Roi de fer
Autoren: Maurice Druon
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que les « tourmenteurs » resserraient en enfonçant
des coins à coups de maillet, il entendait la voix froide, insistante de Guillaume
de Nogaret, le garde des Sceaux du royaume, qui l’engageait à avouer. À avouer
quoi ?… Il s’était évanoui.
    Sur ses chairs lacérées, déchirées,
la crasse, l’humidité, le manque de nourriture avaient fait leur œuvre.
    Mais de toutes les tortures
endurées, la plus horrible, certainement, avait été celle de
« l’étirement ». Un poids de cent quatre-vingts livres attaché au
pied droit, on l’avait hissé, par une corde à poulie, jusqu’au plafond. Et
toujours la voix sinistre de Guillaume de Nogaret : « Mais avouez
donc, messire…» Et comme il s’obstinait à nier, on avait tiré, toujours plus
fort, toujours plus vite, du sol aux voûtes. Sentant ses membres se disjoindre,
ses articulations s’arracher, son ventre, sa poitrine éclater, il avait fini
par crier qu’il avouait, oui, tout, n’importe quel crime, tous les crimes du
monde. Oui, les Templiers se livraient entre eux à la sodomie ; oui, pour
entrer dans l’Ordre, ils devaient cracher sur la Croix ; oui, ils
adoraient une idole à tête de chat ; oui, ils s’adonnaient à la magie, à
la sorcellerie, au culte du Diable ; oui, ils avaient fomenté un complot
contre le pape et le roi… Et quoi d’autre encore ?
    Jacques de Molay se demandait
comment il avait pu survivre à tout cela. Sans doute parce que les tourments,
savamment dosés, n’avaient jamais été poussés jusqu’au point qu’il en dût
mourir, et aussi parce qu’un vieux chevalier, entraîné aux armes et à la
guerre, avait plus de résistance qu’il ne l’eût cru lui-même.
    Il s’agenouilla, les yeux tournés
vers le rayon de clarté du soupirail.
    — Seigneur mon Dieu,
prononça-t-il, pourquoi m’avez-vous mis moins de force dans l’âme que dans la
carcasse ? Étais-je bien digne de commander l’Ordre ? Vous ne m’avez
pas évité de tomber dans la lâcheté ; épargnez-moi, Seigneur Dieu, de
tomber dans la folie. Je ne saurai guère tenir davantage, je ne saurai guère.
    Enchaîné depuis sept années, il ne
sortait que pour être traîné devant les commissions d’enquête, et subir toutes
les menaces des légistes, toutes les pressions des théologiens. On pouvait
bien, à pareil régime, craindre de devenir fou. Souvent le grand-maître perdait
la notion du temps. Pour se distraire, il avait essayé d’apprivoiser un couple
de rats qui venaient chaque nuit ronger les restes de son pain. Il passait de
la colère aux larmes, des crises de dévotion aux désirs de violence, de
l’hébétude à la fureur.
    — Ils en crèveront, ils en
crèveront, se répétait-il.
    Qui crèverait ? Clément,
Guillaume, Philippe… Le pape, le garde des Sceaux, le roi. Ils mourraient,
Molay ne savait comment, mais sûrement dans des souffrances abominables, pour
expier leurs crimes. Et il remâchait sans cesse leurs trois noms abhorrés.
    Toujours à genoux, et la barbe vers
le soupirail, le grand-maître murmura :
    — Merci, Seigneur mon Dieu, de
m’avoir laissé la haine. C’est la seule force qui me soutienne encore.
    Il se releva avec peine et regagna
le banc de pierre, cimenté à la muraille, et qui lui servait à la fois de siège
et de lit.
    Qui aurait pu jamais imaginer qu’il
en arriverait là ? Sa pensée le reportait constamment vers sa jeunesse,
vers l’adolescent qu’il avait été, cinquante ans plus tôt, et qui descendait
les pentes de son Jura natal pour courir la grande aventure.
    Comme tous les cadets de noblesse à
cette époque, il avait rêvé d’endosser le long manteau blanc à croix rouge qui
constituait l’uniforme du Temple. Le seul nom de Templier évoquait alors
l’Orient et l’épopée, les navires aux voiles gonflées cinglant sur des mers
toujours bleues, les charges au galop dans des pays de sable, les trésors d’Arabie,
les captifs rançonnés, les villes enlevées et pillées, les châteaux forts
gigantesques. On racontait même que les Templiers avaient des ports secrets
d’où ils s’embarquaient pour des continents inconnus… [3] Et Jacques de Molay
avait vécu son rêve ; il avait navigué, il avait combattu, et habité de
grandes forteresses blondes ; il avait marché fièrement, dans des rues qui
sentaient les épices et l’encens, vêtu du superbe manteau dont les plis
tombaient jusqu’à ses éperons d’or.
    Il s’était élevé dans la
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