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Le Roi de fer

Le Roi de fer

Titel: Le Roi de fer
Autoren: Maurice Druon
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Charnay, de dix
ans son cadet et dans lequel il voyait son successeur.
    Charnay avait le front entaillé
d’une profonde cicatrice, et le nez dévié, restes d’un combat ancien où un coup
d’épée avait entamé son heaume. Cet homme rude, au visage modelé par la guerre,
vint enfoncer son front dans l’épaule du grand-maître, pour cacher ses larmes.
    — Courage, mon frère, courage,
dit Molay en le serrant dans ses bras. Courage, mes frères, répéta-t-il en
donnant ensuite l’accolade aux deux autres dignitaires.
    Un geôlier s’approcha.
    — Vous avez le droit d’être
défergés, messires, dit-il. Le grand-maître écarta les mains d’un geste amer et
las.
    — Je n’ai pas le denier,
répondit-il.
    Car, pour qu’on leur ôtât leurs
fers, à chaque sortie, les Templiers devaient donner un denier, sur le sou qui
leur était journellement alloué et avec lequel ils étaient censés payer leur
ignoble nourriture, la paille de leur geôle et le lavage de leur chemise.
Supplémentaire cruauté, et bien dans la manière procédurière de Nogaret !…
Ils étaient inculpés, non condamnés ; ils avaient droit à une indemnité
d’entretien, mais calculée de telle sorte qu’ils jeûnaient quatre jours sur
huit, dormaient sur la pierre et pourrissaient dans la crasse.
    Geoffroy de Charnay prit dans une
vieille bourse de cuir pendue à sa ceinture les deux deniers qui lui restaient
et les jeta sur le sol, un pour ses fers, un pour ceux du grand-maître.
    — Mon frère ! dit Jacques
de Molay avec un geste de refus.
    — Pour le service qu’il me
ferait, à présent…, répondit Charnay. Acceptez, mon frère ; je n’y ai même
pas de mérite.
    — Si l’on nous déferge, c’est
peut-être bon signe, dit le visiteur général. Peut-être le pape a-t-il décidé
notre grâce.
    Les dents qui lui restaient,
inégalement brisées, rendaient sa parole chuintante, et il avait les mains
gonflées et tremblantes.
    Le grand-maître haussa les épaules
et montra les cent archers alignés.
    — Préparons-nous à mourir, mon
frère, répondit-il.
    — Voyez, voyez ce qu’ils m’ont
fait, gémit le commandeur d’Aquitaine en relevant sa manche.
    — Nous avons tous été
tourmentés, dit le grand-maître.
    Il détourna les yeux, comme chaque
fois qu’on lui rappelait les tortures. Il avait cédé, il avait signé de faux
aveux et ne se le pardonnait pas.
    Il parcourut du regard l’immense
enceinte qui avait été le siège et le symbole de la puissance du Temple.
    « Pour la dernière fois…»,
pensa-t-il.
    Pour la dernière fois, il
contemplait cet ensemble formidable, avec son donjon, son église, ses palais,
ses maisons, ses cours et ses vergers, véritable ville forte en plein Paris [5] .
    C’était là que les Templiers depuis
deux siècles avaient vécu, prié, dormi, jugé, compté, décidé de leurs expéditions
lointaines ; c’était là que le Trésor du royaume de France, confié à leur
garde et à leur gérance, avait été longtemps déposé ; et là aussi, après
les désastreuses expéditions de Saint Louis, après la perte de la Palestine et
de Chypre, qu’ils étaient rentrés, traînant à leur suite leurs écuyers, leurs
mulets chargés d’or, leur cavalerie de chevaux arabes, leurs esclaves noirs…
    Jacques de Molay revoyait ce retour
de vaincus qui conservait encore une allure d’épopée.
    « Nous étions devenus inutiles,
et nous ne le savions pas, pensait le grand-maître. Nous parlions toujours de
nouvelles croisades et de reconquêtes… Nous avions peut-être gardé trop de
morgue et de privilèges, sans plus les justifier. »
    De milice permanente de la
Chrétienté, ils étaient devenus les banquiers tout-puissants de l’Église et des
rois. À entretenir beaucoup de débiteurs, on se crée beaucoup d’ennemis.
    Ah ! certes, la manœuvre royale
avait été bien conduite ! On pouvait dater l’origine du drame, en vérité,
du jour où Philippe le Bel avait demandé à faire partie de l’Ordre dans
l’intention évidente d’en devenir le grand-maître. Le chapitre avait répondu
par un refus distant et sans appel.
    « Ai-je eu tort ? se
demandait Jacques de Molay pour la centième fois. N’ai-je pas été trop jaloux
de mon autorité ? Mais non ; je ne pouvais agir autrement. Notre
règle était formelle et nous interdisait d’admettre aucun prince souverain dans
nos commanderies. »
    Le roi Philippe n’avait jamais
oublié cet échec. Il
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