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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista
Autoren: Maurice Denuzière
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Charles ne pouvait, depuis ce temps-là, sentir l'odeur du chou et du pain de seigle sans se voir dans une pièce sombre, dînant d'un bol de soupe en face d'une femme triste et silencieuse.
     
    La plume en l'air, devant la feuille de papier, il revit encore, avec un frisson irrépressible, la scène qui avait décidé du destin de Valentine et de son fils. Il devait avoir huit ou neuf ans quand la veuve, sans ressources, s'était résignée un matin à vendre ses cheveux pour acheter de la nourriture. Ce commerce capillaire, pratiqué par des hommes venus de la ville, armés d'une paire de grands ciseaux et de sacs de cuir, était coutumier dans les villages d'Auvergne et de Bretagne. Les chasseurs de chevelures, appelés suivant les régions chineurs ou margoulins, s'annonçaient les jours de marché en criant « piau… piau… piau… » avant d'offrir aux femmes « de quoi s'acheter un fichu ou une robe » en échange de leurs cheveux. L'Auvergne donnait bon an mal an – Charles le sut plus tard – quatre mille kilos de cheveux, que les chineurs vendaient aux perruquiers de cinquante à trois cents francs le kilo, suivant la longueur et la qualité des toisons. Ce matin-là, Valentine, ayant défait son chignon pour libérer une cascade de cheveux bruns, souples et brillants, qui croulaient jusqu'à la taille, avait répondu à l'appel de l'homme aux ciseaux. La scène restait nette et précise dans la mémoire de Charles. Avec des trémolos dans la voix, humiliée à défaillir, retenant ses larmes, elle discutait le prix de sa chevelure que le chineur caressait déjà, en connaisseur, quand un officier, qui traversait le village à la tête d'un peloton de dragons, avait sauté à bas de son cheval. Interrompant avec autorité la transaction, il avait offert à la femme désemparée une somme double de celle proposée par le chineur, afin qu'elle pût conserver son opulente chevelure. Charles entendait encore le cliquetis des ciseaux prêts à couper les cheveux de sa mère, et l'accent autoritaire de l'inconnu qui allait bientôt devenir l'amant de Valentine.
     
    Charles s'en souvenait : le galant colonel, ayant deviné les raisons du sacrifice que s'apprêtait à faire cette belle femme pâle, flanquée d'un enfant malingre, les avait emmenés tous deux à l'auberge du village et leur avait fait servir un copieux repas. À dater de ce jour, on avait beaucoup vu le colonel dans la masure de Mme Desteyrac. Quand, les manœuvres terminées, l'officier avait été contraint de rejoindre ses quartiers, à Paris, Valentine l'avait suivi. Charles, en revanche, était resté chez des cultivateurs qui allaient désormais recevoir, chaque mois, du colonel Léonce de Saint-Forin, le montant de sa pension, tandis qu'il fréquentait l'école du village. Il comprit assez vite que sa mère, jeune, belle, sensuelle, ambitieuse et incapable de supporter la pauvreté, était devenue la maîtresse de son bienfaiteur d'occasion, qu'elle osait appeler son « fiancé » bien que Léonce de Saint-Forin fût marié. Confortablement installée et entretenue par l'officier, la veuve consolée avait obtenu le retour de son fils auprès d'elle.
     
    Tout s'était bien passé pour l'orphelin, jusqu'au jour où Valentine avait mis au monde, en 1834, un enfant prénommé Octave. Dès l'arrivée de ce demi-frère au foyer maternel, le statut de Charles avait changé. Envoyé comme pensionnaire dans un collège des pères jésuites, il ne vit plus que rarement sa mère et se sentit dès lors abandonné. Il était resté chez les pères jusqu'au jour où, brillant élève, il avait présenté avec succès le concours d'entrée à l'École polytechnique. Fils de patriote mort pour la République, il bénéficiait d'une bourse nationale qui eût été insuffisante pour lui assurer le vivre et le couvert sans le concours financier de Léonce de Saint-Forin. Devenu veuf, l'officier avait épousé Valentine en 1848. Sorti de Polytechnique « dans la botte », Charles Desteyrac avait suivi les cours de l'École d'application des ponts et chaussées et obtenu un brevet d'ingénieur fort coté.
     
    S'étant abandonné un moment au ressouvenir des événements qui avaient conditionné sa vie, il se résolut à commencer sa lettre à Mme de Saint-Forin par « Chère mère ». Puis il détailla ses projets, les avantages et les risques de son choix, avant de conclure sur la formule la plus affectueuse jamais adressée à cette femme
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