Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista
Autoren: Maurice Denuzière
Vom Netzwerk:
serait du voyage et sans doute du séjour. Les ingénieurs des Ponts et les architectes faisaient rarement bon ménage. Les premiers, soucieux d'abord de l'utilité et de la solidité des ouvrages, étaient des bâtisseurs pragmatiques ; les seconds, plus attachés à l'esthétique, se prenaient volontiers pour des artistes des trois dimensions. Aussi fut-ce sans plaisir que Desteyrac imagina une collaboration forcée avec le neveu de son employeur insulaire. Ce Murray ne pouvait que lui déplaire.
     
    Dès son arrivée au Saint George, Charles Desteyrac demanda au concierge si un jeune homme nommé Malcolm Murray s'était présenté.
     
    – Oui, monsieur. Ce gentleman est arrivé dans l'après-midi. Il s'est mis au lit tout de suite. Il paraissait très fatigué. Il a demandé à ne pas être dérangé jusqu'à l'heure du dîner, révéla le concierge.
     
    Charles s'installa au salon de lecture de l'hôtel, trouva du papier à lettres et décida d'écrire à Rosalie. La jeune femme avait été, pendant trois ans, la maîtresse la plus accommodante qu'un célibataire pût trouver. Belle fille d'humeur égale, à la fois tendre et ardente, sans exigences ni caprices, elle avait été la compagne idéale de l'étudiant. Il lui avait promis de donner des nouvelles puis, après une brève hésitation, et parce qu'à l'annonce de son départ la jolie modiste n'avait pu retenir ses larmes, il l'avait assurée de ses « fidèles et tendres pensées ». Le serment d'amour n'était plus de saison.
     
    Il rédigea aussi un premier billet d'adieu, assez laconique, à l'intention de sa mère, puis, insatisfait, le déchira. Loin de Paris, il éprouvait une sorte de vague à l'âme qui n'était pas dans sa nature. Au moment où, abandonnant une existence à la fois routinière, laborieuse et insouciante d'élève d'une grande école, il allait au-devant de responsabilités imprécises, il prenait soudain conscience de l'éloignement brutal de tout ce qui avait, jusque-là, meublé ses jours et ses nuits. Cet accès de spleen le décida à se montrer plus affectueux envers celle avec qui il n'entretenait que des relations espacées et formelles.
     
    Devant la feuille blanche, ornée dans l'angle supérieur gauche d'un saint Georges terrassant le dragon, alors qu'il hésitait entre « Mère » et « Chère mère », une foule d'images lui revinrent à l'esprit. Dans l'ambiance d'une ville étrangère, à la veille de traverser l'Atlantique et d'être confronté à l'inédit absolu, il les accueillit avec un rien de nostalgie.
     
    Charles n'avait qu'un an à la mort de son père, de qui il ne connaissait les traits que par un daguerréotype où le médecin posait, en redingote et gilet blanc, le coude appuyé sur une sellette, la moustache cirée, le regard vif, aux lèvres le sourire de l'homme heureux, un camélia à la boutonnière. Il n'avait appris qu'à sept ans les circonstances de la mort du médecin, tué par un garde national, au soir du 28 juillet 1830, alors qu'il portait secours à des blessés pendant que des émeutiers tentaient de prendre d'assaut l'Hôtel de Ville. Dès lors, il avait idéalisé ce mort, se façonnant, à travers les récits lus ou entendus des trois Glorieuses, un modèle paternel de républicain héroïque qui allait inspirer, au cours de son adolescence, ses propres choix politiques. La révolution de 1848 et la lecture de l'ouvrage d'Alfred de Vigny Servitude et Grandeur militaires avaient contribué à augmenter sa défiance des joutes révolutionnaires dont « la mise en œuvre doit être trop souvent soutenue et prouvée par le sang du soldat », ainsi que l'avait écrit le poète.
     
    La mort d'Alexandre Desteyrac avait laissé sa veuve, Valentine, née Poinas, et son jeune fils dans le dénuement. Charles se souvint qu'ils avaient occupé un très modeste logement, dans un immeuble vétuste au nord de Paris. Plus tard, poussé par la nécessité, ils avaient quitté la capitale pour Esteyrac, le village d'Auvergne berceau de sa famille paternelle, où la veuve, placée comme dame de compagnie chez une tante de son défunt mari, avait bientôt perdu son emploi lors du décès subit de sa protectrice. Dans ce pauvre village isolé où personne ne se souciait du dernier descendant des Esteyrac – les paysans reprochaient encore aux ancêtres jacobins d'avoir abandonné leur particule pour se faire roturiers républicains –, la veuve avait touché le fond de la misère.
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher