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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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vantaux de la porte, au moment même où la voix de
Gyf s’inquiétait de cette drôle d’odeur qui envahissait sa soupente.
    Afin d’éviter que le ronflement du moteur n’attire
l’attention, j’ai poussé mon Vélosolex jusqu’à la sortie du chemin, refoulant
mètre après mètre la tentation de faire demi-tour, celui-ci de plus en plus
improbable à mesure que je m’éloignais. Je n’avais pas tout à fait la conscience
tranquille, mais après tout Gyf l’avait bien cherché. Il rêvait d’un
film-non-film, il l’avait, et même encore plus radical : un
film-plus-de-film-du-tout. Cet autodafé était l’apothéose de ses conceptions
esthétiques, un acte parfaitement révolutionnaire, sans doute le premier et
ultime témoignage d’un art mongo-aoustinien.
    La nuit était tombée maintenant et la lune, embusquée
derrière une épaisse couche nuageuse, diffusait une lueur d’encre sur la
campagne environnante, m’obligeant à mettre en marche le moteur si je voulais
éclairer ma route. La manœuvre était un classique à quoi vous reconnaissiez les
vrais professionnels. Vous couriez à côté de la machine pétaradante et, une
fois le moteur lancé, d’un bond vous sautiez sur la selle triangulaire. Ce
numéro d’acrobatie s’était jusqu’à ce jour passé sans problème. Mais là, cette
fuite précipitée, ce départ à la cloche de bois, cette crainte qu’une voix
m’appelle me demandant des explications sur cette nouvelle version de Jeanne,
ou Yvette, ou Théo, mais au bûcher, toujours est-il que la roue avant soudain
s’est mise en travers, forçant le Solex à piler net, et me précipitant
par-dessus le guidon. J’ai attendu jusqu’au moment de reprendre contact avec la
terre que mon cerveau profite de cette envolée pour me diffuser en accéléré le
film de ma vie, un florilège de ses moments-clés. J’aurais aimé apprendre par
ce biais quelles séquences m’avaient davantage marqué, et pas nécessairement
celles que j’eusse moi-même élues, la mort, le deuil, Fraslin, la belle noyée
et autres désagréments, découvrir ce détail qui m’avait échappé bien qu’ayant
influé sur le cours futur de mon existence, comme cette pierre que contourne un
ruisseau à sa source et qui fait qu’au final la Loire se jette dans
l’Atlantique et non dans la Méditerranée. Mais peut-être n’y avait-il rien de
marquant que je ne sache déjà, ou rien qui vaille la peine me concernant, ou
aucun désir de revivre ce qui avait déjà été vécu, ou mon cerveau était-il
grippé. D’où ce vol blanc dans la nuit, ce trait d’amnésie avant d’à nouveau
toucher le sol, ou plutôt l’eau car le fossé qui recueillit ma chute n’avait
pas encore fini d’écouler les pluies des derniers jours, n’en finissait sans
doute pas, sauf peut-être les années de sécheresse, et c’était tant mieux que
nous ne fussions pas dans les mois de ces années-là car mon retour sur terre en
fut amorti, presque doux.
    Curieusement, ma première pensée ne fut pas pour me réjouir
de ce que j’étais toujours de ce côté du monde et en apparent bon état, mais
pour la récolte paternelle promise par les survivants, renouant ainsi avec un
souvenir ancien, alors que, disputant mon tout premier match, je broutais
l’herbe après qu’on m’eut arrêté dans mes dribbles glorieux. La prévision
m’était revenue : tu récolteras ce qu’il a semé. Mais, en fait de moisson,
je ne voyais que la pelouse mal entretenue, la hargne des autres et ma
solitude. Et si en dépit des injonctions de mes camarades j’avais tardé à me
relever, c’est que je ne voulais pas leur offrir le spectacle de mes larmes qui
est toujours triomphe pour certains, quand je savais que tous les pères étaient
sur la touche à couver leur progéniture, sauf l’absent définitif car, eût-il
été là, le commandeur, mon clocher de tourmente, jamais le sauvage qui m’avait
abattu n’aurait osé.
    Cette fois encore, le nez dans ma rizière réfrigérée, la
récolte était maigre et n’annonçait pas des jours fastes. Il m’apparaissait
surtout qu’il me serait difficile de tomber plus bas, parce que plus bas ce
serait au minimum être mort. Je tenais donc la preuve que je venais de toucher
le fond, à partir de quoi le petit sourire moqueur du destin qui m’était si
familier se transformait peu à peu en quelque chose qui pouvait ressembler à de
la joie. Une joie limitée sans doute, mais comme ce point
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