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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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transparent, et qui
relançait la lancinante question : mais comment Gyf affublé de telles
lunettes parvenait-il à séduire de telles beautés ?
    Le même avait également convoqué un ami guitariste avec
lequel je devais créer moins une musique – quelle
idée – qu’une ambiance, et qui se signala par une arrivée fracassante
(froissement de tôles). D’ailleurs ses premiers mots après avoir franchi la
porte furent pour s’inquiéter du propriétaire du Solex si mal rangé dans la
cour et qu’il n’avait vu que trop tard, mais que celui-là se rassure,
apparemment il n’y avait pas de casse. Me présentant comme celui-là, le
propriétaire tout de même inquiet (maintenant que j’établissais une relation
entre le fracas et mon cyclomoteur), je me précipitai au-dehors. La 4L
stationnée devant la grange, plus ou moins habilement décorée (selon qu’on
évoquait la technique du dripping ou qu’on envisageait un long arrêt sous un
échafaudage de peintres en bâtiment) et à laquelle manquait l’aile avant,
était, c’est certain, beaucoup plus à plaindre que mon Solex, mais, après
l’avoir remis sur ses béquilles, il me fallut tout de même redresser le guidon
bien dans l’axe, la roue avant serrée entre les cuisses, ce qui n’arrangea pas
l’état de mon pantalon, de sorte qu’à mon retour dans la cuisine je nourrissais
des sentiments mitigés à l’égard du nouvel arrivant.
    D’autant plus que, tirant la couverture musicale à lui, il
ne m’avait pas attendu. Penché sur sa guitare, il entamait une longue mélopée
de sa composition qui disait : mama, mama, can I have a banana, repris en
boucle, inlassablement, selon, expliqua-t-il, comme au bout d’un moment nous
lui suggérions un changement de couplet, la méthode des ragas indiens qu’il
avait bien sûr adaptée à son jeu et remixée avec diverses influences notamment
afro-précolombiennes (autant dire l’Amérique avant l’ouverture du détroit de
Béring) et folldo-ethnographiques (il avait enregistré son grand-père dans une
version logréenne des Filles de Camaret). Personnellement, je reconnaissais le
système king-kong : mama mama, king, can I have a banana, kong. Mais, ma
culture musicale n’étant pas à la hauteur de celle de mon nouvel ami, je fus
assez fier d’apprendre que j’avais établi, seul dans mon coin, un pont entre
l’Orient et l’Occident, et comme enfin il envisageait de rajouter un peu de
texte, me demandant au passage de l’aide (Gyf avait dû lui parler de mon
Jean-Arthur), je lui suggérai : can I have pourquoi pas des chipolatas, ou
des fraises melba, ou du gorgonzola (dans la mesure où ce n’était pas fromage
ou dessert). Mama n’étant pas d’accord, nous passâmes dans la pièce voisine
pour assister à la projection de Tombeau pour grand-mère.
    Gyf avait aménagé l’étable en salle de spectacle, ce qui ne
sautait pas aux yeux si on s’attendait à des fauteuils capitonnés et à une
scène tendue de velours cramoisi. On aurait sans difficulté rendu la pièce à sa
fonction originelle. Les mangeoires étaient toujours alignées contre le mur et
les cloisons des stalles se reconnaissaient dans le praticable hâtivement
bricolé qui tenait lieu de scène et devant lequel était disposée une dizaine de
chaises dont certaines en tubes chromés entrelacés de fils de plastique rouge
provenaient vraisemblablement de la salle d’attente d’un dispensaire. Selon le
maître de cérémonie, on y donnait des soirées poétiques, ce qui devait
s’entendre au sens large. C’est-à-dire ? La poésie est partout sauf dans
la poésie, répliqua Gyf d’un ton très Paradoxe-Equivoque sans appel tout en
balayant les miasmes littéraires d’un revers de la main. Comme j’avais un peu
de peine pour mon Jean-Arthur, j’insistai pour obtenir quelques compléments
d’information. Eh bien, pour le dernier spectacle, par exemple, on avait pu
écouter un enregistrement réalisé clandestinement à l’intérieur des cales d’un
cargo en construction. Mais Gyf regrettait que les ouvriers ne fussent pas
venus, alors que pour la Belle et la Bête il avait refusé du monde. D’après le
texte de madame de Leprince de Beaumont ? Pas exactement : une fille
se déshabillait tandis qu’à ses côtés on tondait un mouton. Je fis remarquer
que c’était vraiment dommage que je n’eusse pas accompagné la prestation de mon
violon, rappelle-toi, Gyf, la laine de nos moutons, c’est
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