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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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Loire au IX e siècle avant
de s’y installer, donc un grand blond buveur de sang, ne s’embarrasse pas de
ces subtilités stratégiques et d’un coup d’épaule vous écarte sans ménagement,
récupérant tranquillement le ballon qu’il réexpédie très loin en avant avec le
sentiment du devoir accompli. Cette modestie sereine qu’il affiche alors ne
vous abuse pas : vous entendez distinctement que sa tête résonne des
clameurs d’un stade de cent mille places.
    On se vexerait à moins. L’artiste balayé par la force
brutale. Et comme si la leçon ne suffisait pas, votre partenaire, l’engouffré
dans la brèche, vous prend à partie et, joignant le geste à la parole, levant
les bras au ciel puis les abaissant pour montrer entre ses pieds une motte de
terre qui ne semble pas être l’objet du litige, vous explique qu’il était là,
tout seul, n’attendant que de recevoir le ballon pour le mettre dans le
fond – entendez, dans le but – et qu’il n’en peut plus de
toutes ces belles occasions gâchées par votre propension à jouer seul,
personnel – c’est le terme –, que c’est vraiment faire montre
d’un extraordinaire égoïsme, ne rien comprendre au jeu d’équipe qui réclame
abnégation, entraide, individualité au service du groupe, et qu’à son avis je
ferais mieux de me consacrer au lancer de fléchettes, à la pêche à la ligne ou
au grimper de corde. Mais la rumeur, coupant court à ce débat tous-contre-un
un-contre-tous, vous signale que le ballon est déjà de retour – il
circule à grande vitesse dans ce genre de partie, d’un bord à l’autre comme un
apatride indésirable – et là, ils vont voir ce qu’ils vont voir,
cette balle en cloche, je vais l’amortir du bout du pied. Or c’est un exercice,
l’amorti, très apprécié du quarteron de supporters qui ne pourra nier votre
technique irréprochable et les fera davantage regretter votre prétendu manque
d’intérêt pour le jeu collectif.
    Alors que d’ordinaire un ballon rebondit, il va, regardez
bien, rester collé à ma chaussure. Le pied en suspension accompagne en douceur
le mouvement de la chute, réduisant à rien les forces de résistance. Et pour
mieux comprendre ce problème de physique, prenez deux trains circulant en sens
inverse sur une même voie. Au moment de l’impact
inévitable – horrible, mais ce n’est pas le sujet –, l’un part à
reculons et arrête progressivement la locomotive emballée. Maintenant, devinez
qui tient le rôle du chauffeur émérite et plein de sang froid ? Vous venez
à peine de résoudre ce problème de croisement de trains sans croisement que,
profitant de votre légitime relâchement (vous savourez mentalement la une des
journaux : il sauve des milliers de vies humaines, et l’humble expression
de votre visage sur la photo pleine page, paupières baissées, je n’ai fait que
mon devoir), surgi traîtreusement de derrière votre dos, le buveur de sang d’un
bond interpose sa tête entre le ballon et votre chaussure. Cette fois les deux
locomotives se percutent bel et bien. Fracas de crâne pulvérisé. Mais comment
ne tombe-t-il pas dans un coma dépassé ? Vous demeurez un instant médusé,
le pied suspendu au-dessus du sol à jongler avec une bulle d’air sous les huées
du quarteron et du spécialiste de la brèche : mais qu’est-ce qu’il
attend ? Le train ? Votre revanche viendra peu après, votre douce
consolation, la justification de votre faible engagement : le front du
vampire blond dégouline de boue. A y regarder d’un peu près, je suis le seul
dans ce marécage à n’être pas crotté. Ce qui, compte tenu des conditions,
relève d’une espèce de prodige.
    Mais ce luxe à trois sous, j’y tiens. C’est ma supposée
distinction, mon autoproclamée élégance – comme de jouer les jours de
grand froid un foulard autour du cou négligemment assorti à la couleur du
maillot. Des manières, disent-ils. Manière surtout, si vous saviez, de ne pas
m’écrouler devant vous.
    Quelques années plus tôt, mordu comme on peut l’être à
treize ans, désolé d’une défaite, malheureux de ne pas lire son nom dans la
composition de l’équipe, désemparé hors des périodes de championnat, il
m’arrivait de quitter brusquement le terrain au milieu d’une partie, sans
prévenir, provoquant l’incompréhension des autres joueurs, de l’arbitre et des
bénévoles du dimanche matin, maigre public de pères
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