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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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cet
acharnement à courir après toutes les balles, à se jeter dans les pieds de
l’adversaire, à prendre des coups, les rendre et ne s’avouer jamais battus.
D’autant que, battus, nous le sommes souvent – notre lot quasi
dominical – et que l’enjeu est incertain. Nul espoir de se hisser dans
la division supérieure, nulle coupe à conquérir, pas même le risque, étant
donné nos mauvais résultats, d’une relégation puisque nous évoluons dans la
dernière série, l’ultime, et qu’en dessous il n’y a rien. La roche-mère, c’est
nous. Pour seul objectif le dur désir d’être là, faute d’ailleurs. Une équipe
dépotoir, réserve de la réserve, composée de tous les laissés-pour-compte du
talent et de la limite d’âge : à dix-huit ans trop vieux pour les équipes
de jeunes, à quarante-cinq trop entêtés pour admettre que le temps a fait son
temps.
    Le plus admirable, c’est qu’il arrive parfois à ces forcenés
du corps à corps de manifester une sorte de découragement supérieur quand ils
considèrent la somme d’efforts déployés en vain, ces coups reçus sans le baume
de la victoire, déplorant à mots couverts que certains ne jouent pas le jeu,
tout en portant un regard en coin vers celui qui, preuve de sa forfaiture,
finit le match propre comme un sou neuf. Moi, disons. De fait, les
éclaboussures sur ma cuisse, je n’y suis pour rien, une erreur imputable au
malchanceux qui, victime sans doute d’un glissement de terrain au moment
crucial, a, au lieu du ballon, frappé violemment une motte de terre, soulevant
une gerbe qu’il prit sur lui de recevoir massivement, sans éviter à l’entourage
quelques embruns. Une bévue qu’après s’être décrassé les yeux il s’empresse
d’attribuer à une défection de ses crampons, vérifiant la semelle de sa
chaussure et, ne trouvant pas la panne, renouant son lacet, beaucoup trop long,
ce qui exige d’en enrouler soixante centimètres autour de la cheville ou du
cou-de-pied, mais néanmoins il ne viendrait à personne l’idée de le raccourcir,
plutôt proposer de couper le plumet d’un shako. Et si l’argument de la
chaussure ne paraît pas recevable, il lui reste encore la solution de boiter
quelques pas, en posant précautionneusement le pied par terre, comme de la main
on prend la température d’une plaque électrique, tout en affichant un rictus de
douleur sous le masque de boue. Mais on ne nous y reprendra pas. Celui-là,
dorénavant on le fuit comme la peste. Pas question de lui disputer quoi que ce
soit. Le ballon, qu’il le garde, qu’il prenne son temps, qu’il fasse ce que bon
lui semble, nous lui laissons le champ libre.
    Nous, nous jouons à notre guise, selon notre humeur, évitons
de tacher notre tenue et veillons en toutes circonstances à camoufler notre
effort sur le modèle de celui qui chante dans les supplices, ou fredonne, ou du
moins donne l’impression de rechercher un air qui lui échappe, ou encore du
gardien de phare qui, seul dans sa tour, se refuse à grimper à quatre pattes
les cent dernières marches bien qu’il n’ait d’autres témoins que les
déferlantes projetant leur écume lumineuse sur le grand cyclope de pierre. Au
résultat, à cette fin toujours trop triste pour justifier les moyens, nous
préférons la beauté du geste. C’est pourquoi, foulard en cotonnade indienne
autour du cou, vous me voyez, sans comprendre peut-être, dribbler les flaques,
contourner les taupinières, ces petits volcans de terre meuble hauts comme
trois pommes qui jalonnent les mauvais terrains, slalomer entre les gouttes de
pluie, offrir une passe à un adversaire, éviter d’un saut délicat un homme à
terre, envoyer le ballon droit dans les bras du gardien rival, ce qui le
dispense de se vautrer dans la vase – même si à ce niveau on n’attend
pas de lui d’envolées spectaculaires, ces plongeons de dauphin qui font le
délice des ralentis le dimanche soir sur les écrans de télévision, images
tournées à des années-lumière d’une rencontre intersidérale entre Mars et
Jupiter, lui se contentant généralement de tendre la main, d’allonger la jambe
ou, si le tir lui semble trop violent, tout en se protégeant la tête de ses
bras repliés, de se retourner en opposant dos et postérieur, lesquels font
montre parfois d’une vista surprenante.
    Mais prétention d’esthète inefficace, dont on comprend
qu’elle hérisse le poil du quarteron et des spécialistes de la
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