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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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jeu, anticiper, préparer
les futures combinaisons, le nez dans ses souliers ? Ceux-là prêchent pour
eux-mêmes, pour le spectacle qu’ils réclament. Mais que savent-ils de la
perspective du myope ?
    Entre douze et quinze ans, mon âge d’or, il n’était pas rare
qu’ils s’y prennent à quatre ou cinq pour tenter de m’arrêter. Vous pensez que
j’exagère, que je profite de la situation, mais à peine, et c’est de la sorte
qu’on s’acquiert une petite réputation d’épouvantail. Mais qu’en reste-t-il
quelques années plus tard, après une longue interruption sabbatique ? Les
corps se sont étoffés, ont doublé de volume, se sont haussés de trois têtes.
Les feux follets, soumis au même régime mais courant encore après cette flamme
vive de l’enfance, livrés à cette métamorphose brutale, bousculés, sont
immanquablement mis sous éteignoir, étouffée la petite musique mozartienne par
la fanfare municipale. La nouvelle donne leur échappe. Le grand blond descendu
de son drakkar, prévenu de l’âpreté de l’existence, ne s’encombre pas de ces
joliesses, afféteries, fioritures. La perspective se raccourcit, et les
bonheurs du myope.
    Plus de mise, cet art de la virevolte. Alors un dernier
chant, un dernier pas de danse : crochet à droite, petit pont à gauche,
soulever le ballon qui rebondit sur la pointe du soulier, et dos au but, au jugé,
sans trop savoir où il se trouve, loin sans doute, trop loin pour ma force de
frappe, brusquement se retourner et taper dans la balle comme on expédie son
enfance, laquelle se perd dans le lointain brouillé. Et c’en serait fini si, à
votre étonnement, vous ne voyiez soudain les bras de vos partenaires se lever
en signe de triomphe. Vous entendez le sifflet de l’arbitre, sorte de
roucoulade stridente, la rumeur flatteuse du quarteron sur la touche se
félicitant que leurs conseils avisés – tire, mais qu’est-ce qu’il
attend pour tirer – aient enfin porté leurs fruits, et vous comprenez
qu’à votre insu le ballon a dû réussir à se faufiler entre le gardien et les
poteaux de but. Vous ne saurez jamais à quel endroit – la lucarne
peut-être, d’où la rumeur flatteuse – ni si les filets ont tremblé,
mais, vous joignant à contretemps à la liesse des aficionados, vous levez à
votre tour un bras vainqueur. Vous vous dites sans doute que c’est dommage de
n’être pas spectateur de ses exploits. Mais non. Vous êtes le témoin solitaire
de quelque chose d’infiniment plus subtil : un petit sourire du destin.

 
    La marque tendait maintenant à s’effacer, il ne subsistait
plus après plusieurs semaines qu’un vague souvenir d’ecchymose sur l’épaule
mais que les tapes amicales de mes contempteurs habituels, me félicitant pour
mon formidable but d’aveugle, contribuaient à raviver. Et si je souriais, ce
n’était pas comme ils le croyaient en raison de mon exploit dont je n’ignorais
pas qu’il devait essentiellement à la chance, au vent et à la maladresse du
gardien adverse, je souriais parce qu’il y avait plusieurs dimanches maintenant
que j’étais celui-là, assis sur son banc, qui, le torse nu, se penche de
longues secondes au-dessus de son sac de sport à la recherche de sa chemise ou d’un
improbable tube de pommade, dans l’espoir que quelqu’un remarque enfin ce
stigmate sur son épaule gauche et l’accompagne d’un commentaire suggestif,
voire même grivois, qui n’eût laissé aucun doute sur l’origine de la cicatrice.
Mais personne, et même pas Gyf avec qui j’avais joué deux ou trois
matches-tests avant qu’on me rétrograde dans l’équipe dépotoir, n’avait rien
noté, de sorte que dépité je finissais par me rhabiller, sans même prendre la
peine de me laver, ou juste une toilette de chat.
    Pas question en effet de prendre une douche collective, de
s’exhiber comme certains qui, après s’être vigoureusement savonnés, traînaient
sans gêne apparente dans le plus simple appareil, comme si de rien n’était,
évoquant devant vous une passionnante et stratégique phase de jeu, tandis que
vous plongez la tête dans votre sac à la recherche de l’improbable pommade. On
imaginerait que ceux-là profitent de la situation pour faire valoir d’autres
arguments, mais non, vu du fond de mon sac, pas de quoi s’alarmer, et j’étais
bien d’accord qu’après ce que je venais de montrer, ce but historique, je
devrais plus souvent tenter ma chance de loin,
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