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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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ballon dans les pieds. Si sa mémoire
ne le trahissait pas, j’étais même assez difficile à arrêter : est-ce que
je jouais toujours ? Plus depuis deux ou trois ans, pourquoi cette
question ? Eh bien, si je ne savais pas quoi faire de mes dimanches, il proposait
de m’inscrire à l’Amicale, Logrée n’était pas si loin de Random et il passerait
me chercher, ce serait une bonne occasion de se voir hors de la faculté.
    Le hic, c’est que je n’étais pas certain d’y trouver le même
intérêt que jadis, raison d’ailleurs pour laquelle j’avais cessé de jouer. A
mesure que les joueurs grandissaient, le jeu devenait de plus en plus rude,
trop rude pour les brodeurs aux pieds agiles, aux déhanchements subtils, aux
chorégraphies précieuses. On en revenait à l’esprit de la cour de
récréation : les costauds en défense et les petits – moi,
évidemment – aux ailes avant, c’est-à-dire celui qu’on coince sur la
ligne de touche face au gros justement. Où tu comprends bien que la lutte est
inégale du petit virevoltant et du gros bousculant. Toujours la même vieille
histoire, Gyf. Il suffit de se rappeler la fabuleuse bataille navale qui opposa
dans le golfe du Morbihan les voiliers vénètes aux galères romaines. Or qui
gagne, je te le demande ? Et le responsable de cette tragédie ? César ?
Non, le vent, le vent qui n’en finit pas de souffler ici, au bord de l’océan,
et qui comme un fait exprès ce soir-là fit faux bond, même s’il lui arrive,
c’est vrai, de tomber avec le jour, mais ce n’était pas le jour justement, et
alors que l’issue de la bataille semblait tourner en faveur des marins
d’Atlantique, soudain plus un souffle, les voiles qui faseyent et pendent comme
des outres vides, stoppant net le ballet des insectes toilés qui un instant
auparavant faisaient encore tourner en bourrique les puissantes galères,
s’amusant à les frôler, décochant au passage une bordée de flèches avant de
s’envoler sur le dos d’une risée. Et tandis que les gens d’Armorique scrutent
en vain le ciel immobile, on entend déjà la cadence féroce des rames qui hachent
le miroir de l’eau, traçant une voie directe jusqu’aux sinagots encalminés
entre les îles. Tu comprends que ceux-là se moquaient bien de leurs dieux, qui,
plutôt que d’implorer Eole, comptaient d’abord sur la seule force de leurs
bras. Mais, à partir de là, tout est dit. Encore un peu, le temps que les
hommes de Rome lancent leurs grappins et arriment bord à bord les embarcations
rivales, encore un peu, cette lutte au corps à corps sur ces rings improvisés
opposant d’un côté le métier des armes et de l’autre la science des vents et
des courants, encore un peu d’indécision où l’on feint de croire que la partie
n’est pas perdue, mais quand le soir tombe sur les eaux dormantes retirées vers
le grand menhir de Loc Mariaquer, alors qu’une pluie fine baigne le front des
vaincus gisants sur les vases bleues souillées de flaques roses et que monte
dans la nuit océane la clameur des légionnaires, c’en est fini de la fière
indépendance des marins d’Atlantique. De là on sait ce qu’il advint : les
bains chauds, le glaive court et les déclinaisons latines – rosa, la
rose, Gyf, pas besoin de te faire un dessin. Mais c’est râlant, tout de même.
Toujours la force méthodique, organisée, l’emporte, ne laissant aux
chevau-légers que de maigres victoires sans conséquences, provisoires, moins
des victoires, au vrai, que des effets de style, des entrechats.
    Gyf n’était pas persuadé d’avoir tout saisi, et en quoi la
défaite des Vénètes influait sur ma réticence à reprendre du service sur les
terrains, ou peut-être avais-je voulu démontrer que les victoires des joueurs
italiens dans les différentes compétitions européennes et mondiales avaient une
origine lointaine, mais, comme la perspective d’un divertissement même
pitoyable à mes sombres dimanches me faisait hésiter à repousser de prime abord
sa proposition, il sut trouver le bon argument pour vaincre ma résistance.
Comme je rechignais à me plier aux formalités, il m’assura qu’il se chargeait
de tout, des signatures et autres faux médicaux, qu’il avait seulement besoin
de deux photos d’identité pour lesquelles il ne pouvait me remplacer (et tant
mieux, car les lunettes de Gyf). Mais en procédant de la sorte on obtient à peu
près ce qu’on veut de moi, comme par exemple me
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