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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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brèche. Pourtant
il ne nous reste que cela, comme ces femmes qui, face au grand jour vide à
perte de vue, prennent sur elles le matin de peigner leurs cils et d’ombrer
d’une vague bleue leurs paupières, il ne nous reste que cela dans le sombre
dimanche humide et désolé, que cela : ces petits pas de danseurs. De
danseuses, disent-ils. Si ça vous amuse.

 
    Le plus drôle, c’est que je n’ai rien vu – cette
vision tremblée des myopes qui tient le monde à distance, le confine dans un
étroit périmètre de netteté aux contours de plus en plus incertains, poudreux,
au-delà desquels les formes perdent la rigueur des lignes, se glissent dans une
gaine flottante, s’entourent d’une sorte de nuage électronique. Ce qui
constitue une réalité physique, au vrai, scientifique, si bien que le myope se
trouve avoir une vision microscopique des choses, percevant jusqu’aux filaments
du liquide lacrymal qui se déplacent sur la rétine.
    Mais pour ce qui est de voir grand, à un rayon de là,
c’est-à-dire de l’iris, c’est l’athanor : l’univers fusionne, se
désagrège, domaine verlainien du flou, de l’imprécis, composition tachiste du
paysage, couleurs débordant du trait, volumes aquarellés, blocs brumeux,
perspective évanescente, profondeur écrasée, silhouettes escamotées, nuages
bibendum dégonflés, ciel tendu comme un lointain de théâtre, lumières
électriques noyées dans une nuée de micro-étincelles, soleil corpusculaire,
disque de lune ceinturé, quelle que soit la saison, d’une parasélène, cette
couronne crayeuse dont on dit qu’elle est signe de neige. Eh bien non, bonne
nouvelle, il pourra faire très beau demain. Nous apprenons ainsi à nous passer
de l’avis des prévisionnistes, futurologues, clairvoyants. Les jours se
découvrent à mesure, comme ils viennent. A quoi bon s’y préparer la
veille ? Demain se suffira bien à lui-même. Pour annoncer les cataclysmes
et les fléaux de l’an trois mil en d’obscurs quatrains, nous sommes, du fait de
cette vision au ras des pâquerettes, un peu courts, trop préoccupés de saisir
ce qui nous brûle les yeux, mais en ce qui concerne la vie des fourmis, le nez
dans l’herbe, rien ne nous échappe. L’art du détail, le bruissement du vent, le
tapotement de la pluie, c’est notre fonds de commerce.
    Quant au moyen terme, la zone des brouillards, la plus
incommode, c’est une question de méthode. Prenez par exemple ce dôme vert
suspendu au-dessus du sol. En une fraction de seconde (voilà qui rend le
cerveau agile et déductif), vous éliminez la possibilité d’une coupole
monumentale, style Saint-Pierre de Rome, Invalides, Val-de-Grâce, laquelle se
couvre généralement de feuilles d’or, ou d’une soucoupe volante, qui a la forme
d’une soucoupe, ou d’un nuage de gaz toxique (la guerre n’est pas déclarée), il
doit donc s’agir d’un arbre. Vous vous approchez. Bravo. Pour plus de
précisions vous cueillez d’un saut une feuille, l’étudiez : bords lobés,
quasi-absence de pétiole – chêne pédonculé. Un œil de lynx vous en
apprend-il autant ? Et puis, ce n’est un secret pour personne, les choses
du monde ont été si souvent racontées, décrites, analysées, exhibées, montrées
sous toutes les coutures, qu’on ne se donne même plus la peine de les regarder.
On croit les connaître par cœur. On jure de bonne foi, en se fredonnant un
petit air enjoué, que ça c’est Paris, alors que Paris ce n’est plus ça, du
moins plus tout à fait ça, déjà autre chose. Il faudrait Paris ruiné, dévasté,
rasé, avant qu’on pense à rajouter un couplet nostalgique, et encore, pas tout
de suite. Persistance rétinienne. Mais admettons qu’il y ait quelques
inconvénients à cette vue en raccourci. Les beaux panoramas, à vous entendre,
nous passeraient sous le nez. Soit, mais que fait-on d’un beau panorama ?
On en jouit ? Jouir vraiment ? Vous me faites marcher. De toute
manière nous avons la Vue de Delft, et si l’on en croit Impression, Soleil
Levant, on ne perd pas grand-chose.
    Sur un terrain le ballon, même maquillé en fille de l’air,
se repère assez facilement. Dans un endroit aride et désolé, quand un vol
circulaire de vautours retient votre attention, vous vous dites, nez en
l’air : tiens, un cadavre. Ici c’est la même chose. Le ballon se trouve là
où la concentration de joueurs est la plus forte. Et d’ailleurs c’est toujours
le cuir de ce vieux
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