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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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accompagnant leurs fils et
se chargeant au passage de convoyer l’orphelin attendant son sac à la main
devant la porte du magasin de sa mère qu’on vienne le chercher, redoutant qu’on
l’ait oublié, prenant naturellement place à l’arrière de la voiture, éternel
passager à la merci des horaires de ses hôtes, s’habituant peu à peu à ne rien
demander, à se débrouiller seul, à se passer des permissions au risque de
sévères remontrances. Mais qu’est-ce qu’il lui prend encore à celui-là ?
Il me prenait que, fortement enrhumé, je n’avais pas envie, comme c’était la
pratique, de me moucher dans mon maillot, ou comme d’autres, plus délurés, en
pressant d’un doigt une narine, d’expulser en soufflant très fort une longue
chandelle qui, avant de se scinder, indiquait la direction du vent et dont les
restes s’essuyaient d’un revers de la manche. Opération pour laquelle je
n’avais pas la méthode, trop timoré, car il convient dans ce cas, le corps
penché en avant et la tête de trois quarts, d’oublier son quant-à-soi et de ne
pas faire les choses à demi, sous peine de conséquences fâcheuses qu’on peut
imaginer, aussi valait-il mieux que je courre prestement récupérer un mouchoir
dans mes affaires.
    Mais ça ne se fait pas, on n’a jamais vu une chose pareille,
qu’est-ce que c’est encore que ces manières ? Et on me le signalait en fin
de match, de retour dans les vestiaires ou ce qui en tenait lieu, un vieux car,
par exemple, sa carcasse tirée on ne sait trop comment jusqu’à son cimetière,
par un tracteur sans doute – fierté du tracteur attelé à autre chose
qu’à sa charrue –, un recyclage habituel, comme au fond des jardins celui
d’une fourgonnette en poulailler. Ici, un car Citroën, un modèle ancien qu’on
pouvait encore croiser dans le sud du département, tôle chocolat et nez aplati
de bouledogue, pneus dégonflés, vitres brisées remplacées par des bâches vertes
aussitôt tailladées, fauteuils percés libérant bourre et ressorts, mais
l’essentiel demeurait : le large volant de Bakélite noir, les pédales et
le levier de vitesse, si bien qu’ils étaient plusieurs à se battre pour jouer à
tour de rôle au conducteur.
    Mais alors toute réprimande, aussi anodine fût-elle, comme
celle-ci : on n’abandonne pas la partie pour une raison aussi futile, me
remplissait instantanément les yeux de larmes, m’obligeant pour ne pas qu’elles
coulent à improviser une piètre défense, luttant jusqu’au dernier mot perdu,
pensant : ils en profitent parce qu’il n’est plus là, serait-il là, mon
père trop tôt en allé, que ça ne se passerait pas comme ça, et à court
d’arguments reprenant le dirigeant de la petite équipe, aux études courtes et
lointaines, sur une faute de grammaire – d’abord, on ne dit pas ceci
mais cela –, et le repris, cantonnier de son état, dévoué, fidèle, se
retenant de gifler l’insolent repreneur, empêché peut-être par l’ombre fraîche
encore du grand disparu s’interposant entre eux comme une lame puissante
remontée des profondeurs.
    Alors, pensez, se rouler dans la boue, vous n’y pensez pas.
Quoique certains visiblement ne semblent pas rebutés, qui sortent du terrain
plus sales qu’un vainqueur de Paris-Roubaix – les années pluvieuses,
les seules qui comptent dans la légende de l’Enfer du Nord –, la couleur
du maillot même plus discernable, au point qu’on se demande comment ils font en
entrant dans les vestiaires coupés en deux (d’un côté les autochtones, de
l’autre les visiteurs) pour ne pas se tromper de porte. Remarquons que ceux-là,
les maculés, montrent moins d’empressement à se mettre à l’abri, s’attardant à
discuter stratégie et technique, ce qui n’est pas sans mérite quand on se
rappelle la mêlée confuse, analysent, commentent, laissant ainsi à leurs
interlocuteurs le temps d’admirer leurs plaies glorieuses sous la cuirasse de boue,
au point qu’on craindrait qu’ils ne se transforment en poterie humaine s’ils
devaient faire face à un brutal réchauffement de
l’atmosphère – quoique peu probable sous ces latitudes.
    Mais, de fait, on ne peut leur reprocher un manque de
combativité. Le quarteron de supporters, toujours friand de sueur, de sang et
de larmes (mais de larmes, un peu moins), ne tarit pas d’éloges sur ces
vaillants combattants de l’ombre et leur science innée du camouflage :
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