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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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même d’éteindre, ce qui vous arrange, et d’ailleurs, si vous
deviez à jamais porter cette triste figure, vous opteriez pour une vie
définitivement souterraine, au plus profond d’une grotte, tolérant à peine la
lueur tremblotante d’une lampe à huile pour éclairer la main qui tient le
fusain et trace sur la paroi un hymne à la beauté.
    Mais le guitariste appelle à nouveau sa maman. Je
l’interromps, lui suggère de rejouer ses deux accords – ou son raga
logréo-amérindien, s’il préfère, mais sans le texte – sur lesquels je
me faisais fort d’improviser. Et déjà Gyf a écrit sa phrase secrète sur
l’ardoise, à nouveau le noir, puis le soleil avec ces petits spermatozoïdes
noirs qui gigotent sur la pellicule. Maintenant l’oiseau est pleinement saisi
dans son vol, et quelques connaissances ornithologiques suffiraient à
l’identifier – le mouvement gracieux de ses ailes s’appuyant
négligemment sur l’air (rien à voir avec mes rêves d’envol) – et puis
les arbres dont on remarque immédiatement qu’ils ne sont pas seulement cette
masse fibreuse, chlorophyllienne, anonyme. Et le lit : un lit de
grand-mère évidemment, lourd, massif, aux montants ouvragés, comme celui
qu’apporte dans sa maison basse aux murs blanchis à la chaux et au toit de
chaume Sean Thornton pour ses noces avec Mary Kate Danaher, un lit, Gyf avait
raison de le souligner, propre à la conception, et sans doute était-ce ce même
lit qui avait recueilli les derniers soupirs de la grand-mère, un lit de vie et
de mort, en somme, un lit d’amour aussi à présent que les amants amenés
derrière le voile tendu s’y couchent. Les musiciens s’approchent et entament
leur pantomime. Appuyant à m’en couper le souffle le violon contre ma poitrine,
je commence à improviser, tout en veillant à suivre les coups d’archet
aléatoires de l’instrumentiste. Parfois au cours de leurs déplacements les
danseuses à demi dévêtues, coiffées de fleurs, ondulant des bras, s’interposent
entre l’objectif et le lit. Ce qui agace. On aimerait aussi que la caméra se
rapproche, afin de mieux profiter de certains détails, mais on voit très
nettement que Gyf a gardé ses lunettes, dont les verres réfléchissent un rayon
de soleil. La jeune femme est sur lui maintenant, les jambes repliés de chaque
côté du corps étendu de son amant, entamant un léger balancement de tout le
buste, comme si elle était assise sur ces petits sièges mobiles qui équipent
les bateaux dans les compétitions d’aviron. Sa masse de cheveux tombant devant
son visage, il est impossible d’apprécier la beauté de ses traits, mais faisons
confiance à Gyf. Ses seins également demeurent voilés, c’est rageant, alors
qu’il suffirait qu’elle rejette la tête en arrière, mais il n’y a qu’à demander
car, au même moment, de sa main elle écarte une mèche, ce qui n’ouvre pas de
grandes perspectives sur sa poitrine, cependant un sentiment désagréable
soudain vous envahit, comme un soupçon, ce geste il vous semble le reconnaître,
et l’inventaire des postulantes est vite fait : dis-moi, Théo, ce n’est
pas toi, tout de même ? Vous aimeriez bien en avoir le cœur net, c’est
pourquoi, Gyf, sans vouloir t’imposer quoi que ce soit, c’est toi le metteur en
scène, que dirais-tu maintenant d’un gros plan, ou d’un zoom avant, au lieu que
ce long plan fixe, sans doute te permet-il, une fois la caméra en marche,
d’aller faire un tour devant l’objectif, et quel tour, n’est-ce pas, mais
est-ce qu’un authentique révolutionnaire dans ton genre ne devrait pas de temps
en temps penser un peu aux autres, d’autant que, sans critiquer, tu t’es quand
même réservé le beau rôle, tu n’as pas songé à faire appel à une doublure pour
appliquer comme à présent goulûment tes mains sur les seins de la belle,
charité bien ordonnée, cependant serait-ce trop demander que de mendier
quelques miettes de ce festin d’amour, sans imaginer des choses, juste un droit
de regard, un peu dans l’esprit de ce pauvre diable qu’un hôtelier traîna
devant un tribunal parce qu’il l’accusait de renifler les senteurs de sa
cuisine à travers un soupirail, mais, heureusement pour celui-là, le démuni qui
se nourrissait des vapeurs d’un bon plat, en ce temps-là on pouvait tomber sur
un juge qui était un juste, au point qu’on le canonisa dans l’espoir que ses
semblables en prendrait de la
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