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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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graine, car c’était saint-Yves et tu sais ce
qu’il fit après avoir reçu le plaignant ? Il jeta en l’air la pièce que
l’hôtelier réclamait en dédommagement et, quand elle rebondit sur le sol,
rendit sa sentence : le bruit paye pour l’odeur, voilà comment rendait la
justice autrefois en Bretagne ton demi-saint patron, et n’oublie pas l’autre
moitié, saint Georges, alors terrasse le dragon du doute, rends-nous cette
justice que nous avons droit à la vérité, montre-nous la réalité sans fard :
alors, Théo ou pas Théo ? Son secret ou pas son secret ?

 
    Je n’ai pas su non plus ce que Gyf avait écrit sur
l’ardoise. Peut-être un hommage à la beauté, ou un poème, ou une interrogation
sur l’art, ou une phrase définitive sur le sens de l’existence. Peut-être
simplement le nom de l’héroïne. De toute manière, en réponse à son signe de
tête, j’avais acquiescé, inutile donc de revenir là-dessus. Et tant mieux car,
y revenir, ça risquait d’être difficile à présent. Au moment où une image
fugitive projetait sur le drap tendu le profil de l’amante qui la tête rejetée
en arrière se livrait au soleil, au moment où s’offrait enfin la possibilité de
faire toute la lumière, comme on porte un doigt devant sa bouche pour réclamer
le silence, j’ai glissé l’archet entre les rayons de la bobine et comme par
enchantement le défilement s’est arrêté. Car le cinéma a ceci d’exaspérant
qu’il est toujours en mouvement, incapable de s’opposer au cours du temps, à
cette inexorable agonie des choses, incapable de proposer une alternative à
cette dégradation plan par plan des forces vives – or, si la belle
était Théo, ça valait le coup de marquer une pause, de prendre son temps, ça
valait le coup d’œil. Il n’y avait plus, bras tendu et en évitant son ombre
portée sur l’écran, qu’à s’approcher : s’il s’agit de ton secret, Théo, il
n’en a plus pour longtemps.
    Plus pour longtemps, en effet : un point sombre est
apparu au centre de l’image, qui très vite s’agrandit comme une goutte d’encre
tombée sur un buvard, gangrenant la pellicule, caramélisant la nudité des deux
corps, puis le profil de l’amante, sa chevelure, envahissant bientôt toute
l’image, la creusant, redécouvrant le blanc de l’écran, tandis qu’au-dessus du
projecteur s’élevait un mince filet de fumée. J’ai retiré en catastrophe
l’archet, mais il était déjà trop tard pour percer le mystère de l’héroïne. Un
dé à coudre eût suffi à recueillir ses cendres qui voletaient, légères, dans
l’étable. Le guitariste, les yeux fermés, battant du pied contre le sol en
terre battu, le visage noyé dans la fumée de sa cigarette qui se consumait
entre ses doigts, était trop loin pour s’inquiéter des dégâts provoqués par mon
arrêt sur image. Profitant de ma défection, il redonnait à nouveau de la voix,
appelait à nouveau sa maman, muré dans ses revendications alimentaires,
insensible à cette entêtante question de l’amour qui se posait à deux pas sur
un drap tendu inondé de lumière. C’était le moment de m’éclipser.
    J’ai déposé les lunettes magiques bien en vue sur la table
de la cuisine. Elles ne m’avaient rien appris que je ne soupçonnasse déjà.
Savoir que les mêmes montures qui me faisaient blêmir d’effroi et rentrer sous
terre quand je les portais, les mêmes sur le nez rond de Gyf au moment crucial
n’effarouchaient pas les belles. Pour le reste, lunettes ou pas, on n’y voyait
pas plus clair. Comme traînait à côté de la gamelle du chat un crayon à papier,
j’ai noté rapidement au travers d’une feuille, en caractères larges : Gyf,
ton film est magnifique – et ce n’était pas une formule de politesse
car, si je m’interrogeais loyalement, quel film avait produit sur moi une aussi
forte impression ? J’avais beau réfléchir, passer en revue mes plus beaux
souvenirs de cinéma – et j’y allais chaque semaine alors –, ce
Tombeau était plus beau, plus intense, plus vrai, plus émouvant, plus
dramatique, plus intrigant, plus drôle aussi (du point de vue du destin,
s’entend) que tout ce que j’avais pu voir jusque-là. Plus éphémère aussi. Il
n’était plus temps de traîner. Entendant qu’à l’étage supérieur la réunion d’Equinoxe
et de Paradoxe faisait quelques bruits, j’ai replacé le violon dans sa boîte et
discrètement refermé les deux
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