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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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aïeux. Les bateaux
furent plus difficiles à trouver et le pape en réunit moins
qu’il ne l’aurait souhaité. L’ensemble avait tout de
même belle allure et il se voyait sans ridicule bénir l’armada du haut de la tour du port, à Ostie.
    J’étais affligé de voir de toute l’Europe converger vers
Rome des soudards du genre de Bertrandon de la Broquière, que j’avais rencontré à Damas. En choisissant
d’attaquer les Turcs sans en avoir les moyens, le pape les
incitait à le voir comme leur ennemi et à poursuivre leur
conquête dans une Europe qui n’avait pas renoncé aux
querelles internes qui l’affaiblissaient. Je n’avais pourtant pas le choix. Calixte III avait prolongé l’hospitalité
que m’avait accordée Nicolas V. J’étais maintenant installé à Rome. J’y vivais en sécurité et je me devais de
répondre aux demandes de celui dont dépendait cette
sécurité. Le pape me sollicita pour obtenir des fonds
et il me chargea de plusieurs missions, notamment de
trouver de nouveaux bateaux auprès des Provençaux et
du roi d’Aragon.
    Les six mois que je passai à Rome furent sans doute
ceux où, dans toute ma vie, je me suis le plus complètement abandonné au luxe de l’existence et au plaisir de
l’instant. Je ne garde pas de cet enchaînement de journées heureuses un souvenir très détaillé. Le climat lui-même, égal en lumière et en chaleur, ne me donnait
plus le repère des saisons. Je me rappelle seulement de
beaux jardins, de somptueuses fêtes, le parfum inimitable que les vestiges antiques donnent à la religion,dans la ville de saint Pierre. J’ai en mémoire quelques
jolies images de femmes. Cependant l’ambiance à Rome
était bien différente de celle de Florence ou de Gênes,
pour ne pas parler de Venise. Les Romains veulent se
montrer dignes du séjour des papes, surtout après le
triste épisode de la « captivité de Babylone », comme ils
nomment eux-mêmes le départ des pontifes pour Avignon. Les passions et même les vices ne sont pas moins
violents qu’ailleurs, mais on les dissimule avec plus
de soin. Étienne n’était pas Marc et il ne fallait pas
compter sur lui pour m’aider à déchirer les rideaux de
vertu, pourtant bien légers, derrière lesquels les femmes
cachaient leur propension à la volupté. Si bien que je
m’en tins aux apparences et dus en décevoir plus d’une,
en répondant à leurs manières élégantes et froides par
un détachement poli. Pour tout dire, au-delà du respect
des convenances et d’un manque persistant d’aisance
dans le domaine de la galanterie, la vérité était que je
n’avais pas le cœur à me livrer à des aventures. La mort
d’Agnès et celle de Macé, ma détention et les tortures
que j’avais subies, toutes ces épreuves ressortaient, pendant ces journées brillantes de Rome, comme des taches
qui reparaissent sur un tissu délavé.
    La souffrance et le deuil font rechercher le plaisir
quand on peut de nouveau le connaître. En même
temps, ils le troublent. Jamais, après de telles expériences, l’esprit ne peut s’abandonner tout à fait à la
douceur, au luxe, à l’amour, car pour en jouir, ces expériences doivent être ressenties comme éternelles. Dès
lors que de noirs souvenirs leur fixent des bornes et
rappellent qu’en s’y livrant, on ne fait que retarder le
retour inévitable du malheur et de la mort, l’envie de leséprouver nous quitte. Je n’avais jamais été un convive
gai et déjà à la cour de France on m’invitait plutôt en
raison de mon influence et souvent des dettes que l’on
avait contractées auprès de moi. À Rome, j’acquis rapidement la réputation d’être un hôte taciturne et grave
que d’aucuns jugeaient même probablement tout à fait
sinistre.
    Je désirais sincèrement faire des efforts et me montrer
sous un jour plus avenant. Mais je n’y parvenais pas. En
cherchant à démêler les raisons de cette impossibilité,
je découvris une réalité toute simple mais dont je n’avais
pas encore pris conscience : depuis mon évasion, je
n’avais pas décidé quel emploi je ferais de ma liberté
retrouvée. L’expérience romaine me montrait que je ne
souhaitais pas reprendre la même vie que celle d’avant
la disgrâce. Retourner à une société de cour, qu’elle fût
celle du pape ou d’un roi, jouir des faveurs de la richesse
et l’accroître encore n’étaient en rien des manières satisfaisantes d’employer le surcroît de vie inespéré
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