Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
Vom Netzwerk:
sécurité dont je jouissais à Rome m’avait
rassuré. Bonaventure n’avait plus repéré depuis longtemps d’espions dans nos parages et je lui avais fait
réduire son escorte. Je ne souhaitais pas m’embarrasser
de lui pendant la croisade, car il serait beaucoup plus
difficile de reprendre ma liberté si j’étais chaperonné.
Je ne comptais emmener avec moi qu’Étienne. Finalement, je partis seul.
    On m’attribua une place sur une nef. Les cérémonies
du départ furent interminables et suivies par une foule
immense. Après tout, l’essentiel de la croisade était là :
dans l’annonce qui en serait faite par toute l’Europe.
Les festivités durèrent trois jours pleins. La bénédiction par le pape donna le signal du départ. Les galées
s’ébranlèrent les premières. Notre nef éprouva quelques
difficultés pour larguer les voiles et il fallut la haler le
long du quai. La journée était bien avancée quand nous
gagnâmes le large.
    La flotte contourna la Sicile puis mit cap sur l’Orient.
Nos manœuvres manquaient de précisions et le vent,
souvent contraire, nous déroutait. Ce n’était pas très
grave pour des gens qui, de toute façon, ne savaient pas
où ils allaient...
    Nous fîmes escale à Rhodes. J’avais gardé trop de liens
avec les Hospitaliers pour envisager de m’arrêter surcette île. Je me rembarquai avec les autres. De Rhodes,
l’armada fila cap au nord et longea les îles qui bordent
la côte d’Asie Mineure. C’était pour la plupart de petites
terres où il me serait difficile de disparaître. Enfin, nous
atteignîmes Chio et je décidai qu’il était l’heure.
    Je déclenchai le plan prévu. D’abord, je commençai
par me tordre de douleur, je m’alitai, cessai de m’alimenter. Les médecins sont assez faciles à tromper,
pourvu que l’on mette à feindre la même énergie que
la maladie emploie à vous dévorer. Le chirurgien du
bord ne tarda pas à devenir aussi pessimiste sur mon
état que je souhaitais qu’il fût. Bientôt, il me déclara
condamné, ce qui le délivrait de la responsabilité d’avoir
à me guérir. Tout se déroula à merveille. Je réussis à
convaincre le commandant en chef de ne pas retarder
l’expédition pour moi. Mon sacrifice, dans une aventure
où il y en avait eu si peu, parut un des seuls titres de
gloire qu’une telle expédition pourrait rapporter. Il ne
fallait pas en faire l’économie. On me débarqua en pleurant et on organisa pour moi des adieux solennels que
j’ai évoqués au début de ces Mémoires.
    C’est seulement quelques jours plus tard, en déambulant dans la ville, que je découvris les sbires de Castellani. Ainsi la flotte, comme elle retourne parfois des
tropiques avec des pestes, avait emporté d’Italie ces
misérables déterminés à m’occire... La vengeance que
j’avais cru éteinte n’était qu’en sommeil.
    *
    Voilà.
    J’ai pu tout dire et j’en suis infiniment soulagé. Hier,après avoir terminé d’écrire ces dernières lignes, je suis
sorti sur le devant de la bergerie. J’y suis seul en ce
moment, car Elvira est retournée au port. Le vent, haut
dans le ciel, semblait tirer les nuages par les cheveux ; ils
défilaient devant la lune à vive allure. Tel est mon rêve
de liberté : être comme ces nuées qui filent devant elles
sans obstacle.
    C’est bien étrange, mais à rebours de toutes les évidences, je me sens proche d’atteindre cet idéal. Je suis
pourtant reclus dans une masure de pierres sèches
entourée de ronces, menacé par des ennemis qui me
recherchent sur une île dont il m’est impossible de
m’échapper. D’où procède alors un sentiment de liberté
si puissant ? La réponse m’est venue toute seule, sur
mon banc de bois, au moment où je me relevais pour
aller écrire ces lignes. La liberté que j’ai cherchée si
loin et avec si peu de succès, je l’ai découverte en écrivant ces pages. Ma vie vécue fut tout entière effort et
contraintes, combats et conquêtes. Ma vie revécue pour
en faire le récit a repris la légèreté des rêves.
    De créature, je suis devenu créateur.
    *
    Elvira est rentrée à la tombée du soir. Je l’ai aperçue
de loin qui gravissait le sentier en lacet jusqu’à notre
bergerie. Elle tenait à la main un lourd panier qui l’obligeait à faire des haltes régulières. L’effort la mettait tout
en nage et elle s’essuyait le front avec l’avant du bras.
Pendant qu’elle montait, je pensais à l’affection que
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher