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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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que la
fuite m’avait offert. J’y voyais au contraire un moyen certain de m’enfermer à nouveau dans une prison qui,
pour dorée qu’elle fût, n’en était pas moins close.
    C’est alors que ma rêverie me conduisit à prendre une
étrange décision : j’allais demander au pape de m’embarquer moi aussi pour la croisade.
    *
    L’idée de partir volontairement pour la croisade était
d’autant plus inattendue que les semaines précédentes
je redoutais au contraire que le souverain pontife ne me
propose, voire ne m’impose, cette participation.
    Pourquoi avais-je changé d’avis ? Parce que la croisade, à mes yeux, était soudain devenue un moyen et
non une fin. Si je m’embarquais, ce ne serait ni en épousant les buts de cette expédition ridicule, ni en comptant y prendre part jusqu’au bout. Simplement, les
galées de l’armada me ramèneraient vers l’Orient dont
je sentais l’appel.
    J’aurais certes pu m’embarquer sur un des navires que
je possédais, mais c’eût été partir vers des escales préparées, en compagnie de familiers qui auraient veillé
sur moi et dont je n’aurais pu me détacher. La croisade, elle, ne me conduirait nulle part puisque l’expédition du pape était sans but précis. Elle avait valeur de
symbole pour la chrétienté et cela suffisait à contenter
Calixte III. Cette armée nautique était trop modeste
pour affronter à terre les armées turques. Tout au plus
pourrait-elle prêter main-forte à des îles chrétiennes
menacées d’invasion. Le plus probable était qu’elle
ferait des ronds dans l’eau.
    Je jugeai cette confusion regrettable et même catastrophique jusqu’à ce que, tout à coup, changeant d’idée,
j’y visse au contraire une chance inespérée. La croisade,
dans son errance, m’emmènerait vers l’inconnu. Et l’imprévu fait bon ménage avec la liberté.
    J’étais délivré de tout, non seulement de la contrainte
des prisons, mais aussi du souci d’une famille et, plus
asservissant encore, des plus hautes ambitions de gloire
et de fortune puisque je les avais atteintes et que j’y avais
définitivement renoncé. À cette liberté totale, j’allais
donner pour nourriture l’inattendu, l’impréparé, l’inconcevable. Je revoyais l’image de la caravane de Damas
et me disais qu’après le long détour de la fortune et dela ruine, il me serait peut-être enfin donné d’y prendre
place.
    J’allai annoncer ma décision au vieux pape. Il me
serra dans ses bras et me remercia, les larmes aux yeux.
Si j’avais eu la foi, je m’en serais voulu d’avoir ainsi
trompé l’homme qui occupait le trône de Pierre. Mais
je préférai me livrer entièrement au malentendu et, moi
aussi, je me montrai sincèrement ému, non d’aller
courir sus au Turc, mais de quitter cette vie de faste à
laquelle plus rien ne m’attachait.
    Mon plan était simple. Sitôt que je sentirais les conditions favorables, je me ferais débarquer, simulerais une
grave maladie et resterais à terre.
    Je me mêlai à la troupe hétéroclite des dignitaires qui
se préparaient à embarquer. En d’autres temps, le commerce de ces prétendus chevaliers, de ces prélats ambitieux et de la faune de nobles romains qui cherchaient
dans la croisade l’occasion d’acquérir pour leur famille
un surcroît d’illustration m’aurait rendu fou. Je ne
partageais ni les craintes ni les empressements de cette
foule. Je ne me trouvais au milieu d’elle que dans le
dessein de la quitter au plus vite. Rien ne pouvait me
déranger.
    Le seul incident troublant qui précéda mon départ
concerna Étienne. J’ai peine à le dire, tant on serait tenté
d’en rire, mais ce jeune homme qui n’avait jamais dormi,
la veille du départ, ne se réveilla pas. Je le découvris
au petit matin couché dans un corridor près de ma
chambre. Il était étendu sur le dos, parfaitement calme,
les yeux clos. J’étais stupéfait de le voir dormir. Les jours
précédents, il m’avait paru très nerveux. J’avais fini par
comprendre que l’idée d’embarquer lui faisait très peur.Fut-ce cette terreur qui le troubla au point de le terrasser ? En tout cas, après l’avoir observé un long instant, je
n’eus plus aucun doute. Il ne dormait pas ; il était mort.
    Je fus sincèrement attristé par cette disparition, car je
m’étais attaché à lui. Mais je n’y vis pas, comme j’aurais
pu le faire aux premiers temps de mon évasion, un présage funeste.
    D’ailleurs, la
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