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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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confectionner de beaux vêtements, à partager de
bons repas, à visiter des palais. J’avais mon compte de
tissus rêches, de couches dures et de repas de prisonnier. Mon regard s’était usé sur trop de murs lépreux.
J’avais assez scruté d’étroits bouts de ciel gris à travers
des lucarnes grillagées. Je m’enivrai d’élégance, de plein
soleil, de musique et de jolies femmes.
    Hélas, la halte provençale n’était pas destinée à durer.
Mes compagnons me signalèrent des allées et venues de
personnages suspects. Malgré l’autonomie dont le roi
René pouvait bénéficier face au roi de France, il restait
son vassal, et ses terres étaient ouvertes à ses sujets.
Parmi eux se mêlaient à l’évidence des agents qui me
traquaient. René refusa avec beaucoup de magnanimité
de me livrer à Charles VII. Mais je compris rapidement
que cette résistance ne garantissait pas ma sécurité. Je
décidai de continuer mon chemin jusqu’à Florence.
    Je passai par Marseille où ma maison était presque
terminée. Je ne restai que deux jours. Jean devait
attendre l’arrivée d’une galée. Il me fournit une confortable escorte et je partis le long de la côte. Les jardins,
en bordure de mer, éclataient de couleurs. Il faisait
chaud et les cigales chantaient à rendre fou. Nous fîmes
halte dans des propriétés ombragées, perchées sur des
rochers. Je ne me lassais pas de regarder l’horizon.
    Quelque chose avait changé, qui rendait ce voyage
bien différent de tous ceux que j’avais accomplis auparavant. La liberté retrouvée et peut-être la captivité
m’avaient donné une étonnante aptitude au nonchaloir.
J’avais retrouvé les affaires ; Guillaume m’avait informé
de tout et nul ne contestait mon autorité. Pourtant il memanquait, et je sais aujourd’hui qu’il me manquera toujours, l’appétit, l’inquiétude, l’impatience qui me tendaient jadis vers l’instant suivant et m’empêchait de
vivre pleinement le présent. Cette agitation m’avait bel
et bien quitté. J’étais tout entier là, sur cette route poussiéreuse, au sommet de cet éperon rocheux qui dominait la mer ou dans ce jardin, près d’une fontaine claire.
Mon corps et mon esprit avaient été si altérés de cette
liberté que je m’en enivrais. J’engoulais les beautés du
monde comme un homme assoiffé colle sa bouche à
une source fraîche. Je vivais un bonheur pur.
    Jean m’avait attribué un nouveau valet. C’était, au
fond, le troisième serviteur qui m’accompagnait dans
la vie, après Gautier en Orient et Marc jusqu’à son
sacrifice.
    Je n’eus jamais que ces trois-là et je doute aujourd’hui,
perché dans ma bergerie de Chio, que l’avenir m’en
accorde d’autres. Trois valets, trois caractères, trois
moments de mon existence bien différents. Le dernier
s’appelait Étienne. Il venait évidemment de Bourges.
Jean et Guillaume s’étaient toujours entourés d’hommes
issus de leur ville natale. Ils en avaient même fait des
capitaines de navires quoiqu’ils fussent nés aussi loin
qu’il est possible de la mer. Cette origine commune permettait de les situer. Sur elle se fondait la qualité essentielle d’une entreprise : la confiance mutuelle. Étienne
était un petit paysan dont le père avait été tué par une
des dernières bandes d’écorcheurs qui se retirait du
pays. Cette perte avait provoqué chez l’enfant une
étrange réaction : il avait perdu le sommeil. Ce n’était ni
une maladie ni un motif de plainte ou de souffrance.
Il ne dormait plus, voilà tout. Peut-être lui arrivait-il des’assoupir un instant, mais pendant tout le temps qu’il
me servit, chaque fois que je l’appelais et quelle que
fût l’heure, il était éveillé. Il n’avait guère d’autres qualités, n’était ni très habile ni très courageux, ni particulièrement loquace ni pénétrant dans sa compréhension des autres, comme Marc avait pu l’être. Mais dans
ce moment où j’étais peut-être encore menacé, l’infirmité d’Étienne (car je ne pouvais imaginer qu’être privé
de sommeil n’en fût pas une) m’était suprêmement
utile.
    Une semaine après notre départ de Marseille et
comme nous allions aborder Gênes, le chef de mon
escorte, un vieux soudard nommé Bonaventure, vint me
prévenir que nous étions suivis.
    Je décidai finalement que nous ne passerions pas
par Gênes. Avec ses factions rivales, ses intrigues et ses
agents étrangers, la ville était un terrain
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