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Le Condottière

Le Condottière

Titel: Le Condottière
Autoren: Max Gallo
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m'a soutenu.
    J'ai pensé : « Il faut que je traverse le lac avec elle. »
    Je suis allé vers l'homme, comme s'il avait été le passeur. Je l'ai supplié de me conduire là où il l'avait trouvée, de me raconter tout ce qu'il savait. Il n'a pas répondu.
    Deux jours plus tard, il se tenait à l'entrée du cimetière de Dongo, les yeux tournés vers le lac que je découvrais à mon tour, immense et noir.
    - Racontez-moi, lui ai-je demandé une nouvelle fois.
    Il m'a observé, dissimulant une cigarette dans sa main repliée, comme font souvent les ouvriers sur les chantiers.
    - Aidez-moi, ai-je ajouté en lui saisissant le bras.
    Il s'est dégagé brutalement, sans reculer.
    Sa peau plissée, brune, était striée de petites rides pareilles à des coups de griffes recouverts par la poussière grisâtre d'une barbe de plusieurs jours.
    - Je manoeuvrais la drague, a-t-il répondu d'un ton bourru. C'est tout. C'est tombé sur moi. Je n'ai jamais eu de chance.
    Je l'ai suivi par le sentier qui descendait vers le lac. Les massifs de lauriers étaient si luxuriants et si fleuris qu'ils cachaient la berge. Derrière la profusion des feuilles rugueuses et des larges pétales à la couleur délavée, on n'apercevait que les montagnes de l'autre rive, les façades des grandes villas de Bellagio et, au sud, émergeant de la brume, les toits de la ville de Côme.
    L'homme a écarté les branches.
    - Je l'ai déposée là, a-t-il murmuré en me montrant un talus.
    J'ai alors aperçu le long membre d'acier de la drague qui se terminait par trois griffes maculées de boue séchée. Cette main mutilée et recroquevillée pendait, inerte, au-dessus de la terre.
    — C'est avec ça que je l'ai sortie, a-t-il précisé.
    Il a baissé le bras et les branches qu'il retenait sont venues frapper mes lèvres et mes joues, m'imprégnant du parfum des lauriers-roses, entêtant, sucré jusqu'à l'écoeurement.
    - Ils disent que c'est un accident, un suicide.
    Il retroussait les lèvres en parlant, laissant voir de petites dents jaunies, ébréchées, cernées d'une ligne noire. Il a murmuré : - Quand on meurt à cet âge, c'est toujours quelqu'un qui vous a tué ou qui vous a laissé mourir.
    Son regard exprimait plus de mépris que de miséricorde, une curiosité insistante.
    - Vous avez voulu savoir, hein?
    J'ai fait oui.
    - Quel âge elle avait, votre fille, monsieur?
    Je me suis détourné, et j'ai vomi dans les lauriers.
    Je l'avais sollicité et maintenant j'aurais voulu le fuir, mais il m'accablait de détails, de questions. Il cherchait à connaître ce que les carabiniers m'avaient révélé de l'enquête.
    Ceux-là, disait-il avec mépris, sont aveugles de naissance. S'ils imaginent qu'elle est morte là où je l'ai trouvée, c'est que ça les arrange. Mais les corps, ça va, ça vient. On les porte, on les jette. Le lac est une fosse qui aspire tout, qui efface tout.
    - Vous n'avez même pas vu le corps, ajouta-t-il.
    Lui, il avait remarqué des plaies, des traces de piqûres sur les bras, les cuisses.
    - Vous vouliez savoir? Ça vous suffit?
    Je répondis non, je pensais oui.
    Chacun des mots qu'il prononçait était un coup qu'il me portait. J'imaginais, je voyais Ariane.
    - Je l'ai sortie de l'eau au premier matin de beau temps, après des jours et des jours d'orage, et c'était comme une injustice plus grande encore.
    Je l'écoutais avec avidité et désirais qu'il se taise.
    Il m'expliqua qu'avec sa drague il avait remonté, une fois, il y avait déjà longtemps, une statue de jeune fille. Il montrait du doigt l'autre rive, la Villa Bardi que possédait Carlo Morandi, l'industriel, celui qu'on appelait le Condottiere. Au pied de la villa, sous quelques mètres d'eau, se trouvaient des constructions romaines, peut-être plus anciennes encore, que le lac avait avalées. Le lac dévorait tout : les morts, les arbres, les vivants, les pierres, les statues.
    - Vous les apercevez? dit-il en s'approchant de la berge. Ce sont eux, les nettoyeurs.
    D'énormes poissons, gros comme le bras, frôlaient la surface de l'eau avant de s'enfoncer dans un remous.
    En 1945, on avait tué des femmes qui essayaient de s'enfuir avec les fascistes en traversant le lac. Les pêcheurs de Dongo avaient recherché leurs corps pendant des mois, car elles transportaient des bijoux et de l'or, des valises pleines comme celles qu'on avait trouvées dans les voitures de Mussolini et de sa maîtresse. Ces deux-là aussi, on les avait saignés. Mais on
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