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L'armée perdue

L'armée perdue

Titel: L'armée perdue
Autoren: Valerio Manfredi
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pas, je ne savais rien d’elle, mais sa résistance m’apparaissait comme un prodige, un phénomène extraordinaire dans ce coin oublié de l’empire du Grand Roi.
    La lapidation continua. Quand l’inconnue eut cessé de réagir, les hommes tournèrent les talons et regagnèrent le village. Ils ne tarderaient pas à s’asseoir, à rompre le pain pour leurs enfants et à manger la nourriture préparée par leur épouse. Tuer à coups de pierres, de loin, ne souille pas les mains.
    Ma mère se trouvait parmi cette foule. Je l’entendis m’appeler : « Viens donc, imbécile, dépêche-toi ! »
    J’étais tellement pétrifiée d’horreur qu’il me fallut un certain temps pour me ressaisir. Je me dirigeai alors vers ma maison. Surmontant mon dégoût, je passai près du monticule de pierres, assez près pour distinguer un filet de sang rougissant la poussière, une main et des pieds ensanglantés. Je détournai les yeux et m’éloignai en pleurs.
    Deux gifles m’accueillirent, et je faillis lâcher ma cruche d’eau. Ma mère n’avait aucune raison de me frapper : peut-être épanchait-elle de la sorte l’angoisse qu’elle avait éprouvée en voyant tuer à coups de pierres un être qui n’avait fait de mal à personne.
    « Qui était cette femme ? demandai-je, indifférente à la douleur.
    — Je ne sais pas. Tais-toi. »
    Je compris qu’elle mentait. Je gardai donc le silence et vaquai aux tâches domestiques. Je dressais la table quand mon père entra. Il mangea, la tête penchée sur sa gamelle, sans prononcer le moindre mot. Puis il alla dans l’autre pièce, et nous entendîmes bientôt sa respiration pesante. Ma mère le rejoignit dès que vint le moment d’allumer la lampe, et je lui demandai l’autorisation de veiller un instant encore dans l’obscurité. Elle ne me répondit pas.
    Un long laps de temps s’écoula. La dernière lueur de la soirée mourut et la nuit tomba, une nuit de nouvelle lune. Je m’étais assise près de la fenêtre, que j’avais entrouverte afin de contempler les étoiles. Des chiens aboyaient aux alentours : peut-être humaient-ils l’odeur du sang, ou la présence de ce corps inconnu qui gisait dehors, recouvert de cailloux. L’ensevelirait-on le lendemain ? ou le laisserait-on pourrir sous les pierres ?
    Le vent, en revanche, s’était tu, comme si ce crime lui avait coupé la parole, à lui aussi. Tout le monde dormait à Beth Qadà. Sauf moi. Comment aurais-je pu céder au sommeil alors que l’esprit de cette femme, je le sentais, errait dans les rues du village assoupi, cherchant une âme pour déverser son tourment ? Incapable de supporter l’angoisse qui m’assaillait, je finis par sortir. La vue du ciel étoilé me réconforta un peu. Je poussai un grand soupir et m’assis par terre, près du mur encore tiède, en attendant, les yeux écarquillés, que les battements de mon cœur s’apaisent.
    Je n’étais pas la seule à veiller : une ombre passa bientôt non loin de moi. Je reconnus la démarche unique d’une de mes amies.
    Je l’appelai : « Abisag ?
    — C’est toi ?… J’ai failli mourir de peur.
    — Où vas-tu ?
    — Je n’arrive pas à dormir.
    — Moi non plus.
    — Je vais voir cette femme.
    — Elle est morte.
    — Alors pourquoi les chiens continuent-ils d’aboyer ?
    — Je ne sais pas.
    — Ils sentent qu’elle est vivante et ils ont peur.
    — Peut-être craignent-ils que son esprit les tourmente.
    — Les chiens n’ont pas peur des morts, contrairement aux humains. Je vais voir.
    — Attends. Je t’accompagne. »
    Nous nous mîmes en route, même si nous savions que nos familles nous battraient si elles nous surprenaient. Ayant atteint la maison de notre amie Mermah, nous l’appelâmes tout bas en tapant doucement aux volets. Elle était éveillée : elle ouvrit aussitôt et se joignit à nous, tout comme sa sœur.
    Nous rasâmes les murs jusqu’à la sortie du village et atteignîmes rapidement l’endroit où l’étrangère avait été lapidée. Un animal s’enfuit à notre approche : sans doute un chacal, attiré par l’odeur du sang. Nous nous immobilisâmes devant ce tas de pierres informe.
    « Elle est morte, dis-je. Que sommes-nous venues faire ici ? »
    C’est alors qu’un caillou roula sur les autres.
    « Elle est en vie », déclara Abisag.
    Nous entreprîmes d’ôter les pierres le plus discrètement possible. Le visage de la femme nous apparut, ou plutôt un masque
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