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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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cesse les dents serrées, le regard noir devant le sien qui, les derniers temps, demandait grâce.
    Quand il souffrait de crises de lumbago et hurlait à la mort sur son lit de douleur, je ne suis pas monté une seule fois dans sa chambre pour lui proposer de l’aide. J’en rigolais en douce. Lorsqu’il fut licencié de l’imprimerie, vers la cinquantaine, et définitivement réduit au chômage, il n’eut pas droit à un geste de ma part. Ni même à un mot. Il était devenu invisible pour moi. Sauf, bien sûr, s’il s’agissait de le provoquer. J’adorais le rendre fou.
    « Tu as donné à manger aux lapins ? grognait-il.
    — Évidemment.
    — Tu as fermé le cadenas de la barrière ?
    — Évidemment.
    — Tu te moques de moi ?
    — Évidemment. »
    « Évidemment » faisait partie des mots qu’il ne souffrait pas d’entendre, surtout dans ma bouche. Je le répétais donc aussi souvent que possible, sur un ton ironique. Il y répondait, quand j’étais petit, par des gnons ou des soufflets. Papa réfléchissait toujours avant de parler, jamais avant de frapper.
    Mais rien n’y faisait, je n’aimais rien tant que le chercher. Je pris pour habitude d’adorer tout ce qu’il vomissait. L’art contemporain. Le cinéma américain. L’Église catholique. L’Algérie française. C’est pour lui déplaire, je l’ai compris plus tard, que je finis par m’adonner au journalisme qu’il considérait comme un métier d’aigris, qui se pratique le plus souvent couché.
    Je n’osais dire à personne, surtout pas à moi-même, que je voulais devenir écrivain. J’avais donc trouvé des métiers de substitution. Vétérinaire, parce que j’adorais les bêtes. Avocat d’assises parce que, comme tous les grands timides, je rêvais, en plaidant, de m’exposer en public. Professeur d’université parce que, avec seulement quelques heures de cours par semaine, j’aurais pu laisser la bride au grand romancier qui, croyais-je, sommeillait en moi. Mais le jour où je découvris que la perspective de me voir journaliste rendait mon père très malheureux, je sus que j’avais trouvé ma voie.
    Il tenta de me raisonner en me faisant observer que même les plus grands journalistes n’ont jamais rien laissé derrière eux, à part quelques bons mots. Il me décrivit une profession rongée par l’amertume. Pour lui, les journalistes étaient des parasites amnésiques qui se nourrissaient de la fiente des autres. Ils confondaient tout, de surcroît. L’accessoire et l’essentiel. Les héros, les faiseurs et les faisans. Les accidents de voiture et les grands cycles historiques. Mais plus papa me mettait en garde, plus il me donnait envie. J’adorais le peiner.
    Malgré tout, il y eut toujours, jusqu’à sa mort, un jour de l’année où je faisais la paix avec mon père. Un jour où je ne lui voulais aucun mal parce qu’il n’était plus le même. C’était le jour de Noël où je baissais la garde devant son sourire et son regard, presque larmoyant, quand il nous observait défaire nos paquets, au pied du sapin.
    Papa nous battait beaucoup, ma mère, mes sœurs et moi. Mais il nous gâtait mêmement. Plus j’y pense, plus je regrette de ne l’avoir pas aidé à creuser et à fouiller au-dedans de lui pour en sortir cette bonté qu’il s’appliqua toute sa vie à dissimuler, comme un vilain péché, et qui nous sautait littéralement à la figure tous les ans, à Noël.
    Cette bonne nature réapparaissait encore en quelques circonstances très précises. Les anniversaires. Les retrouvailles avec ses parents qui traversaient chaque année l’Atlantique pour nous rendre visite. Les services qu’il rendait aux voisins dans le besoin. Les conversations qu’il avait avec les animaux.
    Si bizarre que cela puisse paraître, mon père était incapable de tuer une bête. La seule fois qu’il essaya fut une véritable catastrophe. C’était un gros coq qui jouait les terreurs du quartier. Papa décida de lui couper la tête comme on le faisait dans la ferme du Middle West où il avait passé, dans sa jeunesse, un été dont il parlait souvent. La décapitation américaine était, à l’en croire, une méthode moins douloureuse, autrement dit plus civilisée, que la saignée française qui, le dimanche matin, se traduisait en effet par des piaulements affreux, les cris des peines éternelles, dans les poulaillers alentour.
    J’étais au spectacle, le cœur tremblant, à quelques pas du lieu
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