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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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et, depuis plusieurs mois, je me masturbais avec une rage qui me vidait l’esprit, creusait mes orbites, éteignait mes yeux et bouffissait leurs contours. Ça m’a marqué à jamais la figure. Je n’ai guère changé, depuis.
    « Il faut se contrôler, dans la vie, dit papa. Ne jamais abuser de rien. Surtout pas des bonnes choses. »
    Un petit sourire éclaira son visage. Je l’aurais bien tué mais je n’avais pas l’instrument idoine. Ma binette ne pouvait pas faire l’affaire et la bêche était trop loin. Je me contentai donc de hausser les sourcils.
    « Allons, tu sais bien ce que je veux dire », insista-t-il.
    Sur quoi, il tourna les talons et me laissa à mon sarclage. Je me vengeai sur les mauvaises herbes avec une fureur d’ange exterminateur.
    J’attendis que maman sonne la cloche pour rentrer dîner. Elle battait toujours le rappel très tard, quand le ciel avait fini sa journée et baissait sur le monde son rideau rose que maculaient, sur la ligne de l’horizon, d’affreuses traînées rouges.
    Je mangeai vite, car j’étais pressé. J’avais hâte, en effet, de retrouver mon lit et mes mauvaises habitudes. Pendant le repas, j’évitai le regard de mon père plus qu’à l’ordinaire, mais après que j’eus débarrassé la table, il me prit à part :
    « Tu m’inquiètes, tu sais. Je voudrais que tu fasses une pause, maintenant. Promis ? »
    Je ne dis rien, bien décidé à ne pas entamer une conversation dont je ne serais pas sorti vivant. Je hochai juste la tête avec un air entendu. Il sembla rassuré.
    Opiner n’est pas jurer. Sitôt couché, je repris donc, en toute bonne conscience, mon activité préférée.
    Je sais qu’il est à la page de se gausser du docteur Tissot qui, au XVIII e siècle, dans son célèbre livre, L’onanisme , mettait la jeunesse en garde contre les méfaits des plaisirs solitaires. Il est également recommandé de ricaner d’Emmanuel Kant qui, un peu plus tard, dans son Traité de pédagogie , écrivait que l’adolescent masturbateur « travaille à la ruine de ses forces physiques, se prépare une vieillesse précoce et mine aussi son esprit ». Permettez-moi de vous dire qu’ils sont tous les deux très au-dessous de la réalité.
    Je peux témoigner. Certes, ça commençait toujours bien. Sitôt la lumière éteinte, je me retrouvais, sous mes draps, avec un plein bon Dieu de femmes. Elles attendaient leur tour à la queue leu leu, le sourire aux lèvres, et je les chevauchais au petit bonheur, les yeux fermés. Mais elles ne me laissaient jamais aucun répit. Quand je les avais toutes aimées, il fallait encore recommencer, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le sommeil m’emporte. C’était tuant.
    Je n’ai jamais compté mes éjaculations quotidiennes mais j’éprouvai plusieurs des symptômes décrits par le docteur Tissot. Une fatigue générale. Une barre dans les yeux. Parfois, des crampes dans les jambes et des coups de pioche dans le crâne. Un esprit de plus en plus embrouillé dont il me reste encore quelque chose aujourd’hui. En particulier, un sens de la repartie qui ne me permet de trouver les bonnes répliques qu’après plusieurs jours, ou semaines, de maturation.
    Parfois, mes bourses étaient si dures que je prenais peur et leur accordais une journée ou deux de récupération. À cause du cancer qui me tournait autour, celui des testicules, puisque je devais être puni un jour par là où j’avais péché.
    Mais ce cancer était comme la mort, souvent. Il ne faisait que passer. Il oubliait de s’arrêter.

8
     
    Enfin, je rencontrai le grand amour. La femme de ma vie avait la vingtaine bien sonnée, de grandes boucles blondes, de gros seins de nourrice et une indulgence infinie dans son regard qui m’accompagnait partout, car j’avais toujours son visage en tête.
    Aujourd’hui, il me suffit de fermer les paupières pour la revoir comme hier, avec ses yeux qui coulent leur lumière sur moi, ses lèvres qui se rendent sans un mot, son front qui vibre au vent de mon haleine, sa gorge qui se froisse sous ma paume.
    Elle s’étalait, les bras ouverts, sur une pleine page de Paris-Hollywood . Un magazine porno que j’avais volé pour n’avoir pas à le régler au marchand de journaux qui, son torchon vendu, m’aurait sûrement dénoncé. À la police ou à mes parents.
    J’ai passé une grande partie de mon enfance au-dessus de cette photo. Souvent, je la bécotais, pendant l’action, ou lui disais les
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