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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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cultivait à coups de crèmes hydratantes et d’exercices de gymnastique, car maman s’aimait bien, malgré les apparences.
    Mais elle aimait papa davantage encore. Un de ces soirs où nous faisions la vaisselle ensemble, elle m’avoua que les raclées paternelles finissaient presque toujours au lit où, le savoir-faire de mon père aidant, ils scellaient leur réconciliation. Des années plus tard, alors qu’elle était veuve et que je tentais de la pousser dans les bras d’autres hommes, elle m’avoua n’avoir jamais éprouvé autant de bonheur qu’en faisant l’amour avec papa. Je me souviens de ses grands yeux quand elle avait dit ça, des yeux luisants, quoique légèrement voilés, de sainte ou d’amante.
    Je soupçonne son amour d’avoir été aussi très maternel. En plus de sa ventrée, tout le monde était l’enfant de maman. Ses élèves, je l’ai dit, mais aussi ses voisins et ses électeurs. Mon père, surtout. Elle l’appelait souvent « mon pauvre ». Elle l’observait avec un air de compassion méprisante lorsqu’il commençait ses crises alors qu’en d’autres circonstances, quand, par exemple, au petit déjeuner, il donnait ses conférences sur les Sumériens ou les Aztèques, elle lui lançait des regards émerveillés, les pupilles dilatées, comme si elle allait le manger.
    Mon père l’accusait d’être castratrice. À tort. Maman ne cherchait qu’à le protéger contre lui-même. Contre le monde du dehors aussi, car sa gaucherie pouvait le mettre, parfois, dans de mauvais cas. Avec nous, elle était toujours aux petits soins, une poule avec sa couvée. Papa était un de ses poussins. Je ne crois pas qu’il aurait pu se débrouiller sans elle. Il m’a fallu du temps pour comprendre que la réciproque pouvait être vraie. Il était l’autel où elle s’immolait. Sa pénitence et sa rédemption. Je suis sûr qu’elle le plaignait quand il la battait.
    Je découvris à quel point maman l’aimait quand, longtemps après qu’elle l’eut rejoint dans la tombe, je me résolus à ranger ses papiers personnels. Les lettres, les photos de famille, les cartes de visite, les articles de journaux, tout était mélangé dans des sacs plastique où je les avais fourrés après le décès de ma mère. Je les vidai un à un et triai leur fatras. C’est ainsi que je tombai sur une facture du Grand Hôtel de la Poste, à Vienne, dans l’Isère. Elle avait écrit dessus avoir passé là sa dernière nuit d’hôtel avec papa, au retour d’un séjour en Provence. Je trouvai d’autres souvenirs de ce genre.
    Mes parents s’aimaient et j’avais passé ma jeunesse à me le cacher. Je suis sûr qu’ils s’aiment toujours. Souvent, je vais leur rendre visite, tout en haut du cimetière d’Elbeuf, sous le cyprès que maman a planté, avec vue sur la ville et la Seine. Je leur parle. Ils ne répondent pas grand-chose. Des espèces de murmures que j’ai peine à entendre, comme s’ils venaient de l’autre côté de la terre. La mélodie des morts. Ils sont bien ensemble, je le sens. Leurs squelettes décharnés ne se sont pas encore mélangés, à la faveur des éboulis que les grosses pluies normandes ne manqueront pas de causer un jour, mais enfin, ils ont au moins eu le bonheur de pourrir sous la même pierre tombale, à quelques années d’intervalle.
    Voilà. Il me semble que je n’ai rien oublié. Sauf, bien sûr, mes sœurs et mes frères que j’avais abandonnés à leur sort, moi l’aîné, pour régler mes comptes avec papa et vivre ma vie dans le clos ou dans mes livres. Qu’ils m’excusent d’avoir remué tout cela. C’est à eux maintenant de raconter leur histoire si l’envie leur en prend un jour. Je me suis contenté de raconter la mienne.
    Je l’ai racontée pour me délivrer du chagrin de n’avoir jamais donné à mon père l’occasion de me parler et de lui pardonner. Je ne manque de rien, au couchant de ma vie. Juste d’avenir et de bonne conscience, ce qui revient peut-être au même. Après avoir laissé des remords partout où m’a mené ma haine, j’ai décidé d’aimer tout le monde, même mes ennemis, et de vivre chaque journée, chaque rencontre, chaque conversation, comme si c’était la dernière. Voilà ce que m’a appris la mort de papa, d’une crise cardiaque, par un bel été qui sentait le foin coupé, aux urgences de l’hôpital d’Elbeuf. Maman l’avait amené parce qu’il souffrait de violentes douleurs à l’épaule. Il
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