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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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autrement, sans doute à cause de ce retard, déjà évoqué, qu’elle cherche à rattraper depuis sa naissance. Elle me dit que papa n’a cessé, ces derniers mois, de me tendre la main et que mon devoir de fils est de la saisir. Elle insiste sur tout ce que nous avons en commun, mon père et moi. La même vision cosmique et rustique de la vie. La même passion de l’Histoire et de la littérature. Le même amour des bêtes aussi.
    Je n’ai pas la cruauté de rappeler à maman tous les coups qu’elle a reçus, les bleus aux bras et les yeux au beurre noir, dont je ne ferai jamais grâce à papa. Je ne crois pas à la sérénité qu’elle pense avoir trouvée avec lui. Je suis sûr qu’elle se ment à elle-même et le lui dis.
    « Il a beaucoup changé », répond-elle.
    C’est vrai. Je n’ai pas voulu le voir, sur le moment, mais papa semble apaisé, depuis quelque temps. Il promène dans le clos, à longueur de journée, la lenteur souriante et fatiguée des vieux paysans. Surtout, il a, comme moi, la manie de s’amouracher des bêtes qui ne le quittent plus d’une semelle. Un bœuf ou une vache qui le suit partout tandis qu’il désherbe, répare les clôtures ou taille les arbres. Un canard-dinde énorme qui clopine derrière lui et, de temps en temps, vient pleurer ses péchés contre sa jambe, comme un toutou, avant de se trémousser contre la mienne. Un obsédé. Maman a fini par obtenir sa tête après qu’il eut importuné des visiteurs. Elle en a fait un repas du dimanche qui, je le sais, est resté sur l’estomac paternel.
    À la fin de sa vie, j’ai souvent surpris papa en conversation avec un crapaud, un oiseau et, surtout, des abeilles. Elles sont devenues ses meilleures amies. Il passe des heures devant ses ruches à guetter le vol nuptial, quand la reine-abeille s’élève dans les cieux, le plus haut possible, poursuivie par une armée de reproducteurs surexcités, jusqu’à ce que le plus fort d’entre eux, son élu, la prenne et l’engrosse avec tant de fièvre qu’il y perdra son organe et mourra éventré, en plein azur. Il est fasciné aussi par le massacre annuel des mâles quand les abeilles se mettent, un jour, à exterminer systématiquement tous ces bons à rien, repus et imbus d’eux-mêmes, toujours à leur bloquer le passage et à conchier partout, y compris sur les rayons des ouvrières.
    Nous n’en avons jamais parlé ensemble mais plus j’y pense, plus je me dis que mon père croyait, comme moi, à la parenté universelle des êtres et à la transmigration des âmes qui, depuis la nuit des temps, circulent sur la terre en passant d’une vêture l’autre. Je le comprends seulement maintenant, en me souvenant de son parlage ou de ses sourires aux animaux.
    Selon Diogène Laërce, Pythagore prétendait avoir été Aethalides, Euphorbe, Hermotime, puis Pyrrhos, le pêcheur de Délos. Sans parler des plantes et des bêtes que son âme avait habitées dans l’intervalle. Empédocle, que j’ai toujours à mon chevet, écrivait avec l’autorité du poète, dans Les Purifications  : « Je fus au cours du temps le garçon et la fille, l’arbre, l’oiseau ailé et le muet des eaux... »
    Moi, je suis, comme papa, tout ça simultanément, et même encore davantage. Je vois des âmes partout, jusque dans les brins d’herbe. Je souffre toujours, chaque fois que j’entends l’expiration de l’arbre qui tombe sous la tronçonneuse : on dirait un dernier soupir. Je fais aussi un effort sur moi pour ne pas hurler contre les enfants qui jettent des pierres dans l’eau : c’est leur manquer de respect.
    Tout vit. Tout parle. À moi et à papa aussi. Maintenant que je rassemble mes souvenirs, le moindre de mes regrets n’est pas de n’avoir jamais cherché à faire la paix avec lui. J’en eus souvent l’occasion. Notamment quand je recueillis, à dix-sept ans, un petit hérisson abandonné dont il s’éprit sur-le-champ. C’est pour le caresser que mon père a franchi, pour la première fois, la porte de ma chambre. Il est souvent revenu, ensuite, pour le peloter.
    Un caractère, ce hérisson. Je l’ai récupéré, un soir, tout tremblant de froid. Ma chèvre, qui est à la chaîne, lui a démoli son nid. S’étant mis hors de sa portée, il lui fait face et lui couine après, tandis qu’elle le menace de ses cornes, en tirant sur son collier, comme un chien en colère.
    Le petit hérisson semble avoir été surpris, avec sa famille, dans le gîte où il
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