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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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temps avant sa mort, je décidai que je serais arabe. Pourquoi pas ? La musique orientale ouvrait toujours de grands élans dans ma poitrine et mon sang battait du tambour, comme s’il retrouvait quelque chose qui, longtemps, avait coulé dans mes veines. C’était un signe. La famille de maman ne comptait, de surcroît, que des noirauds, souvent frisés, sinon crépus. Il n’en fallait pas plus pour me persuader que jadis, les Sarrasins étaient passés par là. Dans le Cotentin, plus précisément à Saint-Jean-des-Champs, berceau des Allain, la famille maternelle.
    Après avoir consacré ses insomnies à travailler sur l’arbre généalogique de la famille Giesbert, papa arriva à la conclusion que son nom d’origine était Ginsberg, du nom d’usuriers juifs qui, au XIX e siècle, avaient fui l’Autriche pour s’installer en Allemagne, à Neuwied, où son arrière-grand-père avait acheté son patronyme, contraction de Giselbrecht von der Geist, à un vieil aristocrate ruiné. Il trouva les mêmes ascendances juives chez les Proudfoot, du côté de grandma.
    Tout cela, je le tiens de Jean-Christophe, le fils préféré. C’est à lui que papa a parlé. Au nom de ce qu’il appelait la loi des cadets, mon père ne comptait que sur lui pour sauvegarder l’héritage culturel de la famille. Je ne pouvais lui donner tort. Je ne croyais pas à son histoire.
    Le jour où papa m’annonça que, d’après ses recherches, nous étions juifs, je le regardai avec des yeux étonnés en rigolant doucement :
    « Première nouvelle.
    — Je voulais que tu le saches.
    — Et alors ? Que veux-tu que ça me fasse ? Il n’y a pas de quoi casser trois pattes à un canard. »
    Sur quoi, je tournai les talons. J’aurais aimé voir sa tête, à cet instant. J’ai déjà dit qu’il était mort longtemps avant de mourir. À cette époque, il avait presque toujours sur le visage ce masque de sérénité effrayée qu’on trouve sur certains cadavres. Je sais que je l’avais troublé. Peut-être même avait-il mordu ses lèvres, comme chaque fois qu’il avait des émotions. Je lui en donnai souvent. J’étais sa mauvaise conscience. Un crachat à sa figure.
    Il me suivit et demanda :
    « Ça ne t’intéresse pas ?
    — Non, pas vraiment. Pour moi, ça ne change rien. Je suis catholique, je reste catholique. »
    Papa ne s’est pas converti mais, dans les mois qui ont précédé sa mort, il a beaucoup changé. Il pouvait rester des heures dans un fauteuil, en méditation. Même s’il restait un fidèle de Michel Tournier, il lisait surtout des livres d’Elie Wiesel, d’Emmanuel Levinas ou d’Isaac Bashevis Singer. Il s’était mis à l’étude du Talmud où il retrouva cette métempsycose à laquelle je le soupçonne d’avoir cru. L’âme d’Abel ne s’était-elle pas faufilée dans les corps de Seth puis de Moïse avant d’atterrir Dieu sait où ?
    Parce que je voyais mon père à travers lui, j’ai longtemps haï le Juif en moi, si jamais il existe, ce qui reste à prouver. Aurais-je pris la peine de le chercher, je me serais peut-être trouvé. Il est trop tard, aujourd’hui. Alors que je me sens envahi par l’âge, ce mélange de fatigue et de nostalgie, je ne me pardonne pas, surtout, de n’avoir jamais eu pitié de papa. Depuis la petite enfance, je prétendais écrire tout seul, en me donnant le beau rôle, une histoire qui n’était pas la mienne. J’étais le Juste Juge qui devait venger maman. Mais elle n’avait pas besoin de moi. Elle était bien assez grande.
    Au lycée d’Elbeuf, au parti socialiste ou à l’hôtel de ville où elle fut adjointe au maire, maman savait se faire écouter et respecter. Elle en jetait quand elle partait en ville, droite comme un cierge, dans un tintinnabulement de colliers et de bracelets, ses talons hauts battant la charge. Elle n’était pas une victime.
    N’étaient les coups qui la moulurent des années durant et qu’elle avait semblé accepter, plus ou moins, elle aurait parfaitement incarné ce que les magazines appelaient déjà la femme libérée. Elle en avait tous les attributs. Un travail gratifiant de professeur de philosophie qui lui permettait d’agrandir chaque année le cercle de ses enfants. Un activisme de chrétienne libertaire, le cœur sur la bouche, qui ne se laissait pas marcher sur les pieds par les hommes. Une autorité naturelle que je n’ai toujours pas trouvée en moi. Une grâce de conquérante, enfin, qu’elle
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