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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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Je suis aussi l’un des premiers, au lycée d’Elbeuf, à garder les cheveux longs, pour bien signifier mon appartenance à la génération rock qui va déferler sur le Vieux Monde. Le soir, dans mon lit, je lis ou écris mon œuvre complète en écoutant Radio London ou Radio Caroline, les radios pirates britanniques. Elles diffusent jour et nuit cette musique que papa abhorre et qui me transporte, un nouveau ferment de discorde entre nous. C’est toujours la même chanson ou la même histoire qui tourne en boucle et que racontent Elvis Presley, les Beatles, Bob Dylan, les Kinks, les Rolling Stones, Roy Orbison, les Beach Boys, Chuck Berry, les Righteous Brothers, les Carpenters, les Doors, les Animals, B.B. King, John Lee Hooker, et j’en passe. Écoutons-la :
    «  It’s now or never, love me do, just like a woman, all day and all of the night, please, please me, time is on my side, oh, pretty woman, you really got me, I get around, I want to hold your hand, I never can tell, God only knows, let’s go away for a while, somewhere else, I know there’s an answer, close together, unchained melody, light my fire, I want you, don’t let me be misunderstood, when my heart beats like a hammer, boom, boom.  »
    Dans le froid de mes draps, je mets très bas le son de la radio. J’ai toujours peur que papa n’entre dans ma chambre en hurlant et ne casse mon poste, comme il m’a menacé un jour de le faire s’il me surprenait en train d’écouter de la musique de « dégénérés ».
    J’aime Bach, Mozart et Schubert. Mais je ne peux me passer des cris d’amour ou d’angoisse que me jettent ces chanteurs, de quelques années mes aînés. Quand je me risque, pour provoquer mon père, à dire tout le bien que je pense d’eux, au lieu de s’époumoner contre moi, il me regarde avec un air de chien battu. Il fait la même tête chaque fois que je lui parle de mon intention de vivre aux États-Unis. Il n’élève pas la voix. Il est juste affligé. Ça me fait du bien. Je lui fais souvent part de ma résolution.
    C’est au retour d’un long voyage aux États-Unis que papa me donne ma dernière volée. J’ai vingt et un ans. Il n’y a pas si longtemps, je voulais encore être Victor Hugo ou rien. Je viens de rabaisser mes prétentions. Je me contenterai, désormais, d’être Jack Kerouac ou rien. Ça me semble à ma portée. Je suis déjà catholique, aviné et crasseux comme lui. Il ne me reste plus qu’à publier. En attendant, je bricole dans la presse.
    Ce jour-là, je suis en train d’écrire un article pour la page littéraire de Paris-Normandie à laquelle je collabore depuis trois ans. J’ai signé de grands entretiens avec Aragon ou Montherlant, mais je me suis spécialisé dans la littérature américaine. Je travaille sur ma machine à écrire en fumant des cigarillos à la chaîne. Comme la plupart des anciens fumeurs, mon père ne souffre pas que l’on fume sous son toit. Il tousse souvent, pour me le signifier.
    Il a mis deux grands seaux à bouillir sur la cuisinière pour le cidre qu’il est en train de faire, comme chaque année, en novembre. Un rite qu’il prend très au sérieux. Un peu trop même. À cette saison, il sent la pomme aigre et se lève souvent en pleine nuit pour aller vérifier les indications que donnent les instruments qui trempent dans les tonneaux. Le jour de la mise en bouteilles, il est toujours dans tous ses états.
    C’est le jour, justement. Pour l’aider, il ne peut compter sur personne. Comme les tyrans à leur couchant, il n’inspire plus la même peur. Il lui faut se débrouiller tout seul. Voilà peut-être pourquoi il est de si méchante humeur. Avec ça, j’écoute du rock sur mon magnétophone. Led Zeppelin, peut-être. Ça n’arrange rien.
    Soudain, une odeur de brûlé. Ça vient de la cuisine. J’accours. Papa a mis le gaz trop fort, sous les seaux, et les flammes, à force de lécher le petit meuble en bois de dessous l’évier, ont fini par y propager le feu. Je l’éteins, baisse le gaz et retourne à mon travail.
    Quelques minutes plus tard, papa entre dans ma chambre. Il a des joues rouges de boucher et un regard noir de forcené. Avant qu’il ait ouvert la bouche, je commence à l’insulter intérieurement. Les mots se bousculent dans ma tête, les mots de maman contre lui quand il la frappait. Ordure, salaud, sale bête. Je le traite aussi de charogne. C’est une insulte qui lui va bien. Je me dis qu’il va me casser la
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