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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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quand il croit l’avoir atteint que son but vient de lui échapper. N’était l’exorbitance de son art, Alberto Giacometti inspirerait pitié.
    Quand je viens le voir, nous suivons toujours le même rite. Après avoir bu un café, à la cendre en ce qui le concerne, dans le bar de la rue d’Alésia où il a ses habitudes, nous passons des heures dans son atelier où je l’écoute parler. Il aime beaucoup parler.
    Il a l’art modeste, comme grandpa. Il se sert souvent des mêmes formules, pour se rapetisser. Par exemple : « Les artistes ne sont pas des créateurs. Ce ne sont que les copieurs de la vie. » Ou bien : « Si dans un incendie j’avais à choisir entre sauver Rembrandt ou sauver un chat, je choisirais le chat. »
    Il a consenti à me prendre comme élève, le jour venu. En attendant, je barbouille en cachette des croûtes où je le plagie sans vergogne ni talent. Je me souviens de la tête de papa quand je lui annonce que j’irai, sitôt mon baccalauréat en poche, travailler avec Alberto Giacometti. Il me regarde avec un mélange d’horreur et d’affliction.
    « Mais c’est un artiste très secondaire, dit-il avec la fausse douceur de la mauvaise foi.
    — Pour moi, c’est le plus grand.
    — Alors, comme ça, tu veux devenir sculpteur ?
    — Non, peintre. Peintre, écrivain et avocat, tout en un. »
    Un jour, j’ai trouvé porte close rue Hippolyte-Maindron. Quelques mois plus tard, j’apprendrai la mort d’Alberto Giacometti et cette mort me tuera, du moins pendant quelque temps. Elle emportait dans la tombe le peintre que je voulais devenir pour humilier papa.

23
     
    Il y a dans le ciel un grand silence qui coule sur moi, comme une eau. C’est l’été, mais j’ai froid et même de plus en plus froid, tandis qu’on s’éloigne lentement du quai, dans le jour lacté.
    Le paquebot s’appelle, selon les ans, le France , le Normandie ou l’ Île-de-France , mais le rituel est toujours le même. J’agite un petit mouchoir blanc en direction du pont, recouvert d’un caviar de têtes humaines, où grandma agite aussi le sien avec des gestes théâtraux, parce qu’elle exagère toujours tout, ses malheurs comme ses bonheurs. Je ne la vois pas, mais j’imagine qu’elle sanglote, renifle, se mouche et pousse de grands cris, à intervalles réguliers. Elle ne sait pas se contrôler. Moi, je me contente de pleurer, à ma façon, en silence, à petites larmes. Papa me porte des regards pleins de compassion. Il m’aime bien quand je suis triste.
    J’ai passé beaucoup de temps au Havre, à attendre ou à regarder partir les bateaux. Mes grands-parents traversent tous les ans l’Atlantique pour nous rendre visite avec leurs dollars, leurs rires et leurs cadeaux. Ils aiment tant le vieux continent que je me demande, chaque année, à la fin des vacances, s’ils ne vont pas rester vivre avec nous. Ce serait mieux pour tout le monde. Il n’y aurait plus cette peur, sous notre toit, ni cette blessure qui nous crèvent les cœurs et les corps. Papa ne me bat jamais quand ses parents sont là. C’est à peine s’il élève la voix. Je crois qu’il craint son père qui, sous des dehors insouciants, est un homme d’autorité, capable de grosses colères.
    Grandpa rend trop d’hommages à maman pour n’avoir pas compris que papa l’a beaucoup maltraitée, dans le passé. Il dit tout le temps qu’elle est très belle et très intelligente. Je lui donne bien raison. Il parle beaucoup. De littérature. De philosophie. De l’Amérique, surtout. Je suis sûr que papa souffre le martyre quand il entend son père célébrer le Nouveau Monde, avec un air extasié que contredit à peine son ironie habituelle. Bien entendu, je l’approuve et, parfois, en rajoute.
    Aimer l’Amérique est une autre façon de haïr papa. Après mon débarquement en Normandie, à l’âge de trois ans, je ne devais plus retourner aux États-Unis avant ma dix-neuvième année. Mais je me suis toujours senti américain. Il est vrai que je n’avais pas le choix. « L’Américain » était le surnom que l’on me donnait, au lycée d’Elbeuf. Comme mon père, à l’imprimerie.
    J’assumais. Sur le plan physique, mon américanitude me pesait plus que de raison, sans doute parce que je voyais papa derrière mes mâchoires carrées et ma démarche de déménageur. Mais je vivais bien tout le reste et, dès qu’ils étaient attaqués, défendais les États-Unis, y compris pendant les quelques
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