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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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années où mon cœur battait à l’unisson de ceux des communistes. Je n’ai jamais été doué pour choisir.
    Car enfin, c’est toujours le même Dieu qui parle, à travers le genre humain, pour dire le bien, la grâce, la justice et la beauté, qui ne seront jamais ni américains, ni marxistes, ni rien. La vie m’apprit cela très tôt comme elle m’apprit que le mal a toujours plusieurs visages, sans parler de ses innombrables masques. C’est pourquoi je suis devenu vieux très jeune.
    Rétif à tout embrigadement, il faut même, à l’époque, que je force un peu ma nature pour adorer l’Amérique. Sauf quand il s’agit de manger américain. Grandma nous expédie souvent des colis du Michigan. Papa est accablé quand il voit ses enfants les ouvrir, l’air vorace, et se jeter sur les pots de beurre de cacahuètes, les tablettes de chocolat Hershey aux amandes, les sachets de marshmallows au parfum de détergent sucré ou les paquets de Cracker Jack, du pop-corn au caramel bistre, légèrement salé, dont le fabricant est un ami de mes grands-parents.
    Aujourd’hui, il me suffit d’une bouchée de Cracker Jack pour retrouver, avec leur goût de mélasse un peu grasse, quelques-uns des meilleurs moments de mon enfance, quand nous avions la civilisation américaine à nos pieds, mes frères, mes sœurs et moi, au milieu des emballages, après avoir éventré les paquets de grandma.
    « Tout ça, c’est du poison, décrète papa. De la merde et du poison.
    — Peut-être, dis-je, la bouche pleine, mais c’est bon... »
    Je suis sûr que papa se fait violence pour ne pas jeter à la poubelle tout ce que nous envoie grandma. Il n’aime pas sa mère, possessive compulsive, qui, après la mort de son mari, viendra en Normandie, avec son urne funéraire, pour tenter de ramener définitivement son fils aux États-Unis. Sans succès. Je crois même qu’il a honte d’elle. Par exemple quand, après une plaisanterie, elle laisse fuser son rire incongru, un rire aigu et interminable, qui jette souvent un froid. Ou encore quand elle développe ses théories fumeuses sur l’hygiène du monde qui serait menacé par les microbes qu’elle tente d’anéantir en se lavant tout le temps les mains, les dents, les cheveux ou le derrière. Elle a décidé qu’elle était bête, une fois pour toutes. C’est plus simple. Comme ça, on ne l’ennuie pas avec des questions, et elle a le droit de proférer ses sottises. Elle lit beaucoup. Hawthorne, Maupassant, Céline, Melville, Lévi-Strauss ou Bellow, l’écrivain officiel de la famille. Mais en cachette, pour ainsi dire. Elle soutient que les femmes doivent rester à leur place. Dans la cuisine, devant l’évier. Elle en sort peu. Sinon, les hommes se moquent d’elle. Papa, surtout.
    Pendant que nous engloutissons les cochonneries de grandma, papa tente de nous raisonner :
    « Les enfants, vous êtes en train de vous ruiner la santé. Si vous continuez, vous allez devenir obèses comme tous les Américains. »
    Sa mauvaise foi est sans limites quand il parle de l’Amérique. Je ne relève pas. Avec lui, je relève rarement. Je ne veux pas d’histoires. Soucieux de plaire aux jeunes filles et déjà handicapé par des lunettes épaisses comme des loupes, j’entends sauvegarder, dans la mesure du possible, mon intégrité physique afin de n’avoir pas à m’expliquer, le lendemain matin, sur les bleus ou les blessures apparus pendant la nuit.
    Souvent, papa se livre à d’interminables réquisitoires contre les États-Unis. Non pas à propos de leur prétendue naïveté, ni de leur obsession de la liberté qui inspire tant de dégoût aux vertueux totalitaires. Non. Il est obnubilé par le déclin de l’Amérique qui, comme jadis l’Empire romain d’Occident, a commis l’erreur de ne s’appuyer que sur les ploutocrates. Pour sauver leurs biens, les gros propriétaires terriens ont trahi sans vergogne Rome qui leur avait tout donné. Les multinationales, à qui Washington s’en est remis, passeront elles aussi, un jour, à l’ennemi. Mon père dit qu’on ne bâtit jamais rien de bon ni de durable sur la cupidité. La faute de l’Amérique est d’avoir fait de l’argent son idéal. C’est devenu son vice national.
    Face aux éructations antiaméricaines de papa, j’arbore, les dents serrées, tous les signes distinctifs du petit Américain grâce aux habits que grandma nous envoie et que je porte religieusement, avec une fierté de cardinal.
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