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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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fait de mal à une mouche. Je suis même sûr qu’il se laissait marcher sur les pieds dans les bars d’Elbeuf où il traînait volontiers, après le travail. Il était comme les immigrés, souvent. Il ne voulait pas retourner dans son pays. Il redoutait de se faire remarquer, qu’on lui confisque sa carte de travail et qu’on l’expulse aux États-Unis d’Amérique, sa mère patrie, pour laquelle sa détestation était à la mesure de ma vénération.
    À la maison, en revanche, un rien l’énervait. Particulièrement quand il revenait beurré. Il n’avait pas le vin gai, c’était le moins qu’on puisse dire. La disparition d’un tournevis pouvait prendre des dimensions sismiques et les murs tremblaient jusqu’à ce qu’il le retrouve à l’endroit où il l’avait laissé la veille. Pareil s’il découvrait qu’un outil, une bêche ou une faucille, restait à rouiller dehors, sous la pluie, une spécialité familiale. À table, il se mettait en campagne pour une vétille, une mimique ambiguë ou un sourire furtif, et les coups pleuvaient comme les obus à la bataille de Gravelotte. Il fallait souvent ramasser des blessés, après le dîner.
    C’est pourquoi j’avais les dîners en horreur, à la maison. Les nuits aussi, car papa attendait souvent l’extinction des feux pour casser la gueule à maman. Parfois, il hurlait des gros mots, en la cognant. D’autres fois, il se contentait de beugler. Il y avait des bruits de bousculade, de meubles qu’on déplace, de portes qui claquent, mais j’ai rarement entendu ma mère se plaindre quand elle recevait ses volées. Parfois, elle poussait des piaulements plus ou moins étouffés, qui me percent encore les oreilles, cinquante ans plus tard. Mais la plupart du temps, afin de ne pas réveiller les enfants, elle gardait ses cris pour elle, au fond du ventre, où ils nourrissaient un cancer qui attendait son heure.
    Ces nuits-là, je restais dans mon lit, le cœur battant, le sang glacé, en tremblant comme une feuille. Je mourais. Je crois que l’on meurt toujours un peu quand on entend sa mère se faire battre. J’ai passé une partie de mon enfance à mourir, une partie seulement. Pendant l’autre, bien sûr, je ressuscitais.

2
     
    Je ne saurais dire quel âge j’avais, quatre ou cinq ans, peut-être plus, mais je me souviens qu’il pleuvait des cordes et que mes deux frères n’étaient pas encore nés. C’était une nuit d’été, en Italie, du côté de Venise où mon père aimait passer les vacances. Nous nous trouvions, papa, maman, mes sœurs et moi, dans la 4 CV familiale. Ma mère lisait une carte routière, une lampe de poche à la main, pour indiquer le chemin à mon père, que le mauvais temps avait mis de méchante humeur.
    « Où est-ce que tu nous emmènes ? hurla papa, tout d’un coup. On est déjà passés par là.
    — Je ne crois pas.
    — Tu nous fais tourner en rond. Tu ne reconnais pas le carrefour ? »
    Il arrêta la voiture sur le bas-côté et arracha la carte routière puis la lampe de poche des mains de maman. Il se concentra un long moment en soupirant bruyamment, parce qu’il ne faisait jamais les choses à moitié, avant de laisser tomber :
    « Tu t’es encore trompée. Tu ne sais même pas lire une carte.
    — C’est toi qui ne sais pas suivre mes instructions. »
    Pour cette insolence, maman reçut une première taloche qui l’envoya dinguer contre la vitre de la portière. Papa ne savait pas contrôler sa force. Il se laissait toujours dépasser. Ses gifles étaient comme des coups de poing.
    Ma mère, malgré le masochisme sulpicien qui la rongeait et dont je reparlerai, pouvait avoir du répondant. Elle murmura, en gardant son calme, ce qui aggrava son cas :
    « Si tu crois que c’est comme ça que tu retrouveras ton chemin, mon pauvre vieux... »
    Elle récolta une nouvelle taloche, bien plus puissante, à en juger par le bruit qu’elle fit. Un bruit mat, celui que produit la viande rouge quand le boucher la jette sur la table de travail, pour la découper. Maman ne se le tint pas pour dit.
    « Sale bête ! » cria-t-elle.
    Troisième taloche, même bruit mat. Mais cette fois, maman se rebiffa. Son masochisme avait des limites. Elle se jeta sur papa en couinant et en tambourinant contre sa poitrine, comme un enfant en colère. J’avais toujours très peur quand ma mère résistait comme ça. Elle n’était pas à la hauteur.
    Si ma mémoire est bonne, et je crois qu’elle
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