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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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pendant longtemps, j’exhibai fièrement ma plaie du sourcil, comme un vrai souvenir de guerre.
    Je ne l’avais sûrement pas volée, ma punition : à défaut de tuer papa, je le blessais souvent. À son corps défendant, il m’apprit que l’ironie peut faire plus de mal que l’injure ou les coups. Mes seules armes étaient les railleries que je lui jetais à la figure, parfois au beau milieu d’un repas, avant de prendre mes jambes à mon cou. Quand il me courait après, il me rattrapait toujours. Mais pour le provoquer, j’attendais généralement la fin du repas, quand le vin l’avait abruti. Il se levait, avec un affreux bruit de chaise, avant de se rasseoir en m’injuriant ou en fustigeant ce qu’il appelait « mon air supérieur ». À juste titre. J’ai passé mon enfance à le mépriser.

4
     
    C’est grâce à mon père que j’ai appris à vivre dehors, par tous les temps, au milieu des bêtes, des arbres et des plantes. Ne supportant pas sa présence à la maison, je passai souvent des journées entières dans la nature, à me mêler au grand frisson qui va et vient sur le monde.
    Le quai d’Orival, où nous habitions, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf, épousait la courbure de la Seine. À la belle saison, il semblait noyé sous le flot des arbres, des buissons et des ronces qui tentaient de s’arracher de la terre pour monter au ciel avant de retomber de leurs épuisantes volées, le feuillage luisant de pluie, de rosée ou de bave d’escargot. Tout, là-bas, sentait la vase et l’amour. Même les gens.
    Bien plus tard, j’ai souvent retrouvé cette odeur, au fond des lits ou dans des forêts humides. L’odeur de la joie du monde. Même quand il pleuvait à verse ou que les ramures des arbres étaient ébouriffées de gel, je sentais cette joie sous la terre des bords de Seine, une joie qui ne demandait qu’à jaillir, au premier soleil, et qui, le jour venu, gonflerait les herbes, renverserait les pierres et coulerait jusqu’à moi.
    Cette joie enchanta mon enfance. J’étais tout en même temps. Les oiseaux qui trillaient, les fourmis qui ruisselaient de leurs cratères, les garennes qui dansaient sous les ronces, les graines qui craquetaient de bonheur, le vent qui caressait les cheveux des saules. J’étais aussi la Seine qui se la coulait douce, en dormant à moitié, huit mois sur douze.
    Je n’eus jamais à chercher Dieu. Il était partout, dans cette joie. Il me semblait que j’étais accompagné : quelqu’un vivait en moi, qui me dépassait, me jugeait et me protégeait. Parfois, en pleine journée, à cause du vent, du ciel ou d’un sourire, un élan m’emportait. C’était lui qui m’appelait, je le savais. Il ne me parlait jamais, même quand je m’adressais à lui. Mais je sentais toujours sa présence. Ainsi, le jour où ma mère m’emmena à ma première leçon de catéchisme, j’étais déjà très croyant.
    Les cours étaient donnés par le curé de la paroisse, un gros poupard qui suait la bonté, l’abbé Mïus. Il n’eut pas de mal à faire de moi un catholique. Dieu était pour moi une évidence, qui me crevait les yeux. Je suis sûr que j’avais déjà la foi, dans le ventre de ma mère. La foi du fœtus, une foi primale et animale, que ma mère m’avait transmise, elle qui avait, quand elle parlait du Christ, le regard extasié des carmélites.
    Sans doute aimait-elle trop le sexe pour avoir jamais été tentée d’entrer dans les ordres. Mais n’eût été le vœu de chasteté, je l’aurais volontiers imaginée prendre le voile et passer sa vie, un psautier à la main, à prier le Seigneur. Elle qui n’arrêtait pas de se mortifier, supportait mal, je crois, que le Christ fût un homme. J’exagère à peine si j’écris qu’elle se serait damnée pour qu’on lui perce les mains de clous. Faute de mieux, elle se les plantait elle-même, à petits coups, avec l’expression extatique de ceux qui adorent que la chair leur cuise. Ça lui faisait du bien de se faire mal.
    Anticlérical à la manière de Nietzsche, mon père se moquait sans cesse de la piété ostentatoire de maman. Elle aimait bien, il est vrai, exhiber ses stigmates. Un coup, c’était le bleu des cernes, après des journées interminables, entre les couches, le linge sale et les cris d’enfants. Une autre fois, le vert laissé par les trempes que lui avait passées papa. Souvent, pour être désagréable, il la traitait de sainte et il me semble que le mot lui convenait
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