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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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tous les deux, je crois, dans la même détestation de papi. Dans la même passion de la musique aussi. Premier prix du conservatoire de Paris, mamie m’arrachait des larmes quand elle jouait, avec une force inouïe, Bach ou Dupré, son grand ami, à l’orgue des églises d’Elbeuf.
    Mais elle faisait tout pour tuer l’artiste en elle. Sauf quand elle était à l’orgue, une ou deux fois par mois, il ne restait plus grand-chose de la musicienne que papi avait cru épouser, lui le romantique qu’embrasa dès qu’il la vit cette jeune fille au regard triste et globuleux dont le père aveugle était accordeur de piano. Il lui proposa de répondre en musique à sa demande en mariage. Si c’était oui, il faudrait qu’elle joue une fugue de Bach, à la messe du dimanche. Elle joua la fugue de Bach.
    Les années passant, mamie se laissa submerger par le masochisme, cette maladie familiale. Drôle, vive et cultivée, le cœur sur la main, un cœur de pélican, elle était sujette à des emballements absurdes, pour des marques de lessive ou des gens insipides. Elle répétait le même genre de phrases, des journées entières. Par exemple, à propos d’un de ses petits-enfants : « C’est effrayant, ce qu’il est mignon. » Elle limitait le périmètre de sa conversation aux bébés, aux habits, aux aspirateurs et aux produits d’entretien, en gardant néanmoins, jusqu’à sa dernière goutte de vie, chaque fois qu’elle s’installait devant ses touches, la même magie au bout des doigts. Papi prit une maîtresse à Paris et l’aima passionnément. Il fuyait régulièrement en Italie, où il passait toujours ses vacances avec elle, du côté du lac de Côme. Il nous envoyait des cartes postales avec ses « gros baisers ».
    Mamie lui faisait souvent des scènes de jalousie. Je l’ai même vue rouer de coups mon grand-père, un dimanche soir qu’il rentrait à pas de loup, sans avoir allumé la lumière, deux grosses valises à la main. Elle l’attendait en bas de l’escalier.
    Quand papa battait maman, c’était aussi papi qu’il battait, j’ai fini par le comprendre. Quand nous rentrions de nos séjours chez les grands-parents maternels, il nous corrigeait souvent sans raison, juste pour le principe. Sans doute avait-il lu dans nos yeux que leur monde nous fascinait. J’aimais tout chez eux. Les extases ensuées dans leurs baignoires géantes alors qu’il fallait, chez nous, grelotter de froid sous la douche. Les orgies de carrés aux pommes auxquelles nous invitait notre grand-père. La grande bibliothèque de sa chambre, avec la collection complète de la Pléiade. Les taquineries incessantes qu’il balançait d’une voix douce, l’œil bienveillant. Les prélèvements nocturnes que j’effectuais dans la boîte de lait concentré sucré qu’il gardait dans le réfrigérateur, pour son café du matin.
    Un soir que nous rentrions, mes sœurs et moi, d’un séjour chez nos grands-parents, mon père nous ordonna de nous aligner devant lui, comme des soldats que leur capitaine passe en revue, et nous demanda d’une voix martiale :
    « Alors, les enfants gâtés, on a eu la belle vie ? »
    Nous ne répondîmes rien, pour ne pas l’exciter. Mais il s’échauffa tout seul :
    « Vous croyez que c’est la vraie vie, ça, la vie de château chez les rupins qui pètent plus haut que leur cul ? Eh bien, vous vous fourrez le doigt dans l’œil ! »
    Mon père avait un accent américain à couper au couteau. Le même qu’Eddy Constantine, acteur en vogue dans les années 50. Mais pour un étranger, il avait un vocabulaire très étendu, parlant même couramment l’argot, avec une sorte de trivialité voluptueuse.
    « Votre grand-père, reprit-il, il ne se prend pas pour une merde, ce zigomar, avec son air d’avoir chié la colonne. Mais il a un trou de balle comme tout le monde, le pauvre con. »
    Je ne sais plus trop quel fut mon crime, un haussement d’épaule ou une parole malheureuse. Le poing de mon père s’abattit sur moi. J’essayai de l’éviter, mais il m’expédia dans le buffet qui se trouvait juste derrière moi. Une clé sur l’une des portes m’ouvrit l’arcade sourcilière. J’en ai gardé, depuis, une grosse cicatrice.
    Je me souviens encore de la tête de papa, après. Il avait l’air bien embêté, tandis que maman essayait d’éponger le sang qui pissait partout. Je ne crois pas l’avoir dénoncé au médecin qui mit les points de suture, mais,
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